Théorie des verbes

en deux diptyques

Lire la présentation des quatre textes, Revue L’Ours blanc, septembre 2021

Livre I, 1ère éd. revue Issue, 2003, 2ème éd., Contrat maint, 2012, 14,7 x 10,4 cm, 8 p., isbn 978-2-914906-60-9

Livre I – Les verbes de la désolation

Pour expliquer la confiance que nous avons dans les noms, il suffit de se rappeler que la dénomination détermine nos habitudes rationnelles. C’est toute une infrastructure substantive qui se constitue, et c’est à partir de cet inconscient substantif que se définissent les événements de nos expériences. Mais c’est précisément contre ces entraînements que doit réagir la pensée philosophique.

Ce texte est composé de phrases extraites de deux livres : Aventures aux Kerguelen de Rallier du Baty, et Le Nouvel Esprit scientifique de Gaston Bachelard. Ces phrases ont été tressées comme deux fils irréductiblement différents mais qui auraient besoin l’un de l’autre pour prendre chacun leur sens.

Avant ce tissage, les phrases ont été préparées. Presque rien. Leur structure a été conservée. Seulement, les mots « philosophie » et « infinitif » ont été substitués de ci de là à d’autres mots. Comme des jokers ou des mots de vie ! permettant de déplacer les textes originaux et de les abstraire de leur réalité, pour les faire accéder à d’autres possibles contenus dans leur structure, sans qu’ils le sachent. Tant pour le récit d’aventures de Rallier du Baty que pour le livre d’épistémologie de Bachelard. Un travail de perversion donc.

C’est l’envie d’explorer l’idée que la pensée ait quelque chose à voir avec une aventure vers des îles reculées, ou avec le dépassement qui a permis aux mathématiques d’aller vers les géométries non-euclidiennes et aux sciences vers les physiques non-newtoniennes. Au fond, c’est l’envie et c’est l’idée qu’aventure, sciences et littérature puissent avoir des ressorts intimes communs.

Il est clair que les jokers « philosophie » et « infinitif » ne sont pas les sujets réels du tissage. Ils ne sont que des passeurs s’effaçant derrière ce qu’ils cherchent à ouvrir.

Livre II – Les verbes de la consolation

Et les noms, quelle doit être l’attitude vis-à-vis des noms ? Tout d’abord, en faut-il ? Quelle question. Mais je ne vois pas pourquoi j’arrêterais quelque chose à l’avance au sujet des noms, des personnes et des choses, des passions ou des émotions, quel que soit ce qui se présente. Il s’est produit avec la philosophie infinitive une véritable mutation, la création de nouveaux modes d’expression philosophiques, s’enracinant dans les verbes impersonnels, tout à fait différents des modes d’expression classiques, fondés sur les substantifs, les êtres et les concepts.

Comment former nos questions et quelle part d’indétermination laisser en elles sont des problèmes qui ne sont pas propres à la philosophie. Ce sont des problèmes de littérature, bien évidemment, mais aussi de mathématiques. Les mathématiciens ont compris depuis longtemps qu’en remplaçant les nombres et les figures de la réalité sensible par des variables et des images immatérielles, s’ouvraient des possibilités de raisonnement inouïes. Peut-être qu’en greffant des questionnements de littérature sur des questionnements de mathématiques, on pourra éclaircir des questionnements plus philosophiques ? C’est ce qu’on pourra tenter en essayant de brancher des rameaux du livre de Samuel Beckett intitulé L’Innommable, sur un texte du mathématicien Jean Dieudonné, intitulé Pour l’honneur de l’esprit humain.

On préparera les parties à greffer de façon à ce que les éléments nourriciers des deux textes (les cambiums) viennent au contact le plus intime l’un de l’autre. Pour cela, on enlèvera les mots ancrant les textes dans des déterminations trop marquées, Malone, Molloy, Murphy, « mathématiques », « algèbre », « géométrie »… et on les remplacera par un vocabulaire plus pertinent vis-à-vis des questions qui nous préoccupent. On parlera de verbes à habiter, de questions à transposer, de mouvements de pensée à effectuer, de philosophies à créer, là où les textes originaux se référaient à des personnes et des choses établies, ou supposées telles. La greffe elle-même consistera en un collage des morceaux préparés. Nous n’aurons pas besoin de supposer que Beckett se soit inspiré des mathématiques, ou Dieudonné de Beckett.


Livre II, éd. contrat maint, 2012, 14,7 x 10,4 cm, 8 p., isbn 978-2-914906-61-6

Lire le compte rendu de Ronald Klapka, Les lettres de la Magdelaine, 20 octobre 2012

Lire le compte rendu de Hervé Laurent, Cahier Critique de Poésie, 2013, n° 26: 239


Livre III – Les verbes de la jubilation

Finalement subsistera toujours le doute que quelqu’un, qui n’aurait rien vécu d’analogue, puisse jamais être familiarisé par des préfaces avec l’expérience de l’infinitif. Sa surprise, parfois très vive, venait de ce qu’il avait le sentiment de produire un discours double, dont le mode excédait en quelque sorte la visée : car la visée de son discours n’est pas la vérité, et ce discours est néanmoins assertif.

Voici donc, enfin, Les Verbes de la jubilation, par collage de morceaux préparés extraits de deux livres : Le Gai savoir de Friedrich Nietzsche, et Roland Barthes par Roland Barthes.

Il fallait seulement patienter un peu. Après l’enfer [Les verbes de la désolation] et le purgatoire [Les verbes de la consolation], on espère que vienne, on sait que vient le paradis. À ne pas manquer. Il fallait qu’il vienne. Y aller. Mener à sa forme, cette Théorie des verbes, cette Infinitive comédie, vouée à se faire sans rien faire, à se dire sans rien dire, à prendre tous les risques en prenant tout, à rendre tous les hommages en rendant tout, à jubiler de se désoler, à se désoler de se consoler, à se consoler de jubiler. À ne plus s’y retrouver.

Il n’y avait pas grand-chose à faire. Juste un peu de remplacer, puis de couper-coller. Puisque les mots veulent dire, eh bien ! qu’ils disent, qu’ils forment et qu’ils déforment, qu’ils se copient et qu’ils se remplacent, qu’ils se coupent et qu’ils se collent ! Nul besoin de les conjuguer. Laissons-les faire, laissons-les dire. On verra bien si, comme à leur habitude, ils ne font pas – ils ne disent pas – autre chose que ce qu’ils veulent – que ce qu’ils croient.

Les Verbes de la jubilation & Les verbes de la libération, éditions Héros Limite – L’Ours blanc, 2021, 19,1 x 12,5 cm, 32 p.

Supplément (ou Livre IV) – Les verbes de la libération

Et après le paradis ? Que faire ? Qu’attendre de mieux ? de plus ? Que laisser venir désormais ?…

C’est libérer qui est revenu. Notre-Dame qui brûle ! Tout à recommencer. Théorie des verbes à reprendre. Mais pas par un nouvel enfer, avec, derrière, purgatoire et paradis en ordre. Recommencer, reprendre, mais autrement, en se laissant porter par les flammes. On peut faire confiance aux mots ! Toujours les mêmes, des verbes, des noms, de la grammaire, et cependant toujours nouveaux, toujours incompréhensibles, à se réinventer des sens “indéfinissables”. Et – telle est la situation, telle est notre condition – pas d’autre moyen que de nous en remettre à eux pour chercher ce qu’ils veulent dire !

Il fallait suivre ces directions, se laisser guider, les écouter, composer avec elles. Entrelacer les phrases de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo avec celles de Léonard et les philosophes de Paul Valéry. Aider les intuitions à passer d’un texte à l’autre, en les préparant – ô à peine –, en comptant sur la légèreté transparente des verbes qui inclinent les textes l’un vers l’autre et sur les folles aspirations de leurs déterminants. Laisser les noms se transposer en poutres, les substantifs se changer en pierres, le poids des concepts se substituer au plomb des toitures. Pourquoi les questionnements d’artistes et d’écrivains, qui ont su soutenir et guider aussi bien les créations des philosophes que celles des architectes, ne pourraient-ils pas soutenir et guider nos propres interrogations ? D’un autre côté, ne se pourrait-il pas que déplacer les œuvres originales nous fasse entendre en elles des possibles qui nous avaient échappé ?

Il fallait essayer. Tester si les verbes qui portent anonymement nos opérations et qui prêtent leur concours à nos élans ne construiraient pas et ne reconstruiraient pas sans cesse dans l’ombre, et peut-être même sans bien se rendre compte de ce qu’ils font, nos édifices de pensée les plus élancés.


Table

Livre I – Les verbes de la désolation

Collage de morceaux préparés de

  • Raymond Rallier du Baty, Aventures aux Kerguelen
  • Gaston Bachelard, Le Nouvel Esprit scientifique

Notice

Livre II – Les verbes de la consolation

Collage de morceaux préparés de

  • Samuel Beckett, L’Innommable
  • Jean Dieudonné, Pour l’honneur de l’esprit humain

Notice

Livre III – Les verbes de la jubilation

Collage de morceaux préparés de

  • Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir
  • Roland Barthes par Roland Barthes

Notice

Supplément ou Livre IV – Les verbes de la libération

Collage de morceaux préparés de

Victor Hugo, Notre-Dame de Paris
Paul Valéry, Léonard et les philosophes

Notice