Philosophie ou poésie ?

@ Parenthèse (j’ouvre une parenthèse): l’infinitif qui pense appartient à la prose. (…) L’infinitif est à la prose ce que le substantif est à la poésie. Toute prose, et particulièrement toute philosophie, doit pouvoir être exprimée infinitivement, en n’employant que des infinitifs comme support de la pensée. (C’est ce que fait Emmanuel Fournier dans son livre, Croire devoir penser. Le même auteur, dans le même esprit, a traduit, à fin de concentration et élucidation, en prose infinitive, quelques pages un peu diffuses, de Martin Heidegger.)

Jacques Roubaud, L’art de la liste, éditions Iselle, 1998

Alors, poésie ou philosophie ? Qu’en disent les philosophes universitaires ? Ils ont comme habitude de reléguer mes ouvrages en poésie, tant ils diffèrent de leurs méthodes savantes. Seulement, cette fois j’ai pris les devants en barrant l’issue : si le Tractatus est de la poésie, alors être à être qui en diffère n’en est pas, n’est-ce pas ? Dès lors, dans quelles spécialités les classer et les enfermer, ces ouvrages qui ne veulent que courir ? Philosophie du langage ? Il me semble que ce n’est pas cela, qu’ils ne cherchent pas à dire ce que fait le langage ou ce qu’il devrait faire, mais qu’ils reconnaissent seulement la nécessité de prendre soin du langage, notamment de celui de la philosophie. (Entre autres, de celui qu’elle emploie pour penser au langage (comment penser à dire ?), mais prendre soin aussi des langages qu’elle met en œuvre pour penser à l’esprit, au cerveau, aux sciences, à la métaphysique, à l’éthique, à la liberté… Et ainsi, se donner des outils pour réenvisager et libérer.)

Une philosophie qui ne se soucierait que de fond, de concepts, d’idées, de représentations, de théories… et pas de sa forme, serait emportée par celle-ci sans s’en rendre compte : la forme irréfléchie déterminerait le fond, concevrait pour nous, à notre place. De même, une poésie qui ne se soucierait que de forme, de moyens, d’images, d’effets ou d’associations… et pas de son fond serait emportée par celui-ci : le fond inanalysé formerait pour nous, déterminerait à notre place les formes que nous rechercherions.

En poésie comme en philosophie, la simple manipulation formelle ou conceptuelle n’aboutit qu’à révéler les lieux communs que disent déjà nos préjugés, nos idées toutes faites. Elle manque ce qu’on peut appeler, selon les cas, le réel, l’autre, l’être, le mystère, l’infini, la transcendance, ou bien le désir, ce vers quoi se tendent nos noms et nos verbes. Mais “cela”, vers quoi nous nous tendons et que nous plaçons en position de dépasser l’idée que nous pourrions en avoir, nous pouvons préférer ne pas le nommer, le laisser non dit, indicible, innommable, pour ne pas l’abîmer, si tel est notre vœu secret.

Extrait de l’entretien avec Eric Pesty, Librairie Tschann, 25 octobre 2022