Diptyc'Domino 2

Pourquoi une langue infinitive ?

… tenter de surmonter une difficulté majeure à l’orée de toute philosophie, qui est d’avoir pour outil un langage de noms et de concepts faits pour dire d’avance ce qui est et fort utiles pour ne pas se poser de questions.

Comme si la mission de la philosophie était de dire comment être et comment vivre, ou de définir et de cautionner ce que les noms et les concepts semblent affirmer ou désigner. (Comme si penser consistait seulement à élucider, découvrir ou déduire les préjugés ou les idées qui se logeaient dans les noms composant les prémisses de nos raisonnements.) Et comme s’il fallait, nous, y croire et y obéir. (Comme si se conforter et finalement ne plus avoir à penser étaient nos objectifs ultimes.) Et en effet, nous pouvons bien croire et obéir aux choses, parfois trop générales et convenues, que nous demandons aux noms de dire, de déterminer et de penser pour nous. Et peut-être momentanément tirer grand contentement des assurances ou simplement des aides que nous nous donnons ainsi. Mais procéder de la sorte, n’est-ce pas se barrer un autre vieux projet de la philosophie qui est de s’étonner, de douter – sans faire semblant –, de réfléchir, de réenvisager les choses, de se poser des questions à leur sujet, de penser, d’être et de vivre – vraiment – en acte ?

Si nous voulons envisager les choses, les êtres et la vie sans les supposer, les affabuler ou les déterminer d’avance, si c’est voir, être et vivre que nous voulons, ne faut-il pas revenir sur la langue que nous recevons comme outil, la trafiquer un peu pour qu’elle ne nous envoie pas dans une impasse sans même que nous le voyons venir ? Revenir sur la méthode, notamment sur les appuis que nous recevons des noms, sur les aides que nous allons chercher en eux et sur les embarras et les entraves qu’ils nous mettent. Ouvrir la langue. Nous tourner vers les verbes.

De là la langue infinitive, une langue délibérément étrangère et inhabituelle, toute en verbes – pour bien voir ce qui se dit et ce qui se fait –, et en mode infinitif, en verbes non conjugués qui attendent tout de nous, qui nous interrogent sur ce que nous voulons faire et qui nous invitent ou nous engagent à être, à croire, à penser, à vivre, à nous mettre à l’œuvre.

(extrait de la présentation de être à être et de Tractatus infinitivo-poeticus, 2021)