Présentation de « 36 morceaux » et de « Mer à faire »

Librairie Michèle Ignazi, Paris 4e, 26 janvier 2006

Les deux livres [qui nous occupent ce soir] composent un diptyque à verser, en première lecture, au chapitre des rapports d’une œuvre avec sa notation et sa partition. La question qui s’y pose au fond, le point où les deux volets du diptyque se rejoignent et autour duquel ils s’articulent, est de savoir comment saisir ce que nous cherchons. C’est la question de l’insaisissable et de nos tentatives pour le circonvenir.

Comment saisir une chose ? Et bien prenez une photo des quatre faces de cette chose. En faisant le tour de l’objet, vous finirez par le saisir sous tous ses aspects. Oui, mais saisir quoi ? Comment faire quand l’objet n’est pas déterminé, comme c’est le cas quand nous nous demandons ce que nous voulons faire de nos vies ?

Dans ce diptyque, la mer est prise comme modèle. Rien de plus insaisissable que la mer, toujours à changer.

36 Morceaux

Le premier livre s’attache au travail de saisie avec les instruments du dessin. Il présente une série de trente-six dessins relevés à la surface de la mer. Chacun des morceaux dessinés par la mer a été relevé successivement à la plume, au compas et au crayon.

Chapitre I : Transcriptions pour plume

n°4, n°5, n°7, on a reproduit dans ce chapitre douze des morceaux transcrits pour plume.

Avez-vous regardé la mer ? Sa surface n’est jamais totalement lisse. Tout est parti de là. Elle ne connaît pas la page vierge. Toujours de petites vagues qui la rident. Toujours de l’agitation, jamais de distanciation. Tout cela très pur et avec beaucoup d’innocence. « Oh le joli petit dessin que voilà ! », il y a bien de quoi se moquer un peu au début.

Où voulons-nous en venir quand nous regardons la mer ? Que cherchons-nous à saisir et comment ? Quand nous notons les choses, elles paraissent s’altérer et se figer, quel que soit le soin que nous ayons pris à choisir la manière de noter. Chaque manière importe ses connotations. Voilà comment nous vivons : nous essayons de saisir d’une certaine façon ce que nous cherchons. Quoi ? nous ne savons pas. Sinon serait-ce ce qu’on appelle une recherche ? Et comme nous ne savons pas si ce que nous saisissons d’aventure épuise ce que nous cherchions, nous recommençons autrement, d’une autre manière ou avec un autre instrument. Pas tellement avec l’espoir de trouver une meilleure manière de procéder, mais plutôt pour que ce que nous cherchions réussisse à se libérer en échappant à la fois à une tentative et à l’autre. Pour voir les choses, les aider à échapper. Après tout, nous voulons les voir flotter, non pas les enfermer ni les étouffer.

Chapitre II : Transcriptions pour compas

n°2, n°5, n°6, dans ce chapitre, douze des transcriptions pour compas. Le monde n’est pas le même, dessiné au compas.

La question des rapports d’une œuvre avec sa notation et avec les instruments destinés à la jouer est une question que les musiciens connaissent bien. Une œuvre pour piano n’est plus tout à fait la même chose si on la transcrit pour flûte ou pour violon. Pourquoi les musiciens font-ils cela ? Sans doute parce qu’un instrument n’a pas suffi à assouvir la vision des possibles qui se dessinaient à leurs yeux. Ça ne suffit pas, alors ils recommencent autrement, avec mais aussi pour un autre instrument. Car l’instrument introduit son propre sens et son propre monde.

Ou alors — autre hypothèse qui n’est pas à négliger — c’est qu’ils veulent entendre autre chose dans la même chose. Comme si un même dessin, un même morceau de musique, ou une même vie, voulait dire plusieurs choses différentes, et qu’on veuille entendre tous ces possibles en même temps, et jouir d’une écoute par l’autre.

Chapitre III : Transcriptions pour crayon

n°1, n°8, n°11, ici, douze des trente-six morceaux transcrits pour crayon. Le plus drôle, c’est que la mer recommence sans cesse. Qu’elle ne s’arrête pas à la vanité apparente de ce qu’elle a fait. Et qu’elle refasse, et toujours autrement. Toujours la même chose, vu d’un œil désinvolte, mais jamais tout à fait, vu d’un œil pointilleux. Comme si justement tout restait toujours à faire.

Remarquez qu’il n’en faut pas plus pour se mettre à penser. On ne peut pas s’en empêcher. Si nous persévérons dans la méthode des points de vue, si nous nous attachons à saisir les choses d’une façon puis d’une autre, ne finissons-nous pas par saisir quelque chose ? S’il y a de la variété, il faut trouver quelque chose dessous, dessus ou dedans, selon qu’on a l’esprit métaphysique, théologique ou simplement mathématique ou musicien. Et nous voilà à chercher quoi, un fondement, une partition qui réunisse les divers, et à la noter, toujours autrement, jamais satisfaits.

Une autre remarque : il n’est pas sûr que tous nos gestes s’ajoutent. Une transcription ne procède pas nécessairement d’un esprit d’adjonction et d’accumulation. C’est aussi un procédé d’effacement. Un trait efface l’autre, et peut-être qu’un instrument efface ce qu’a fait le précédent, et un mot le suivant. Que reste-t-il à la fin ? Reste-t-il quelque chose ? Que nous le voulions ou non, nous allons peut-être toujours vers un certain allègement.

Mer à faire

Le second volet du diptyque, Mer à faire, poursuit le travail de saisie avec des instruments d’écriture. Le livre se compose de deux tentatives de notation d’un même texte, menées l’une en français, l’autre à l’infinitif, présentées en regard sur les pages de gauche et de droite.

Préface de Mer à faire

Le texte en question ne se laissant pas saisir, on a tenté de le circonvenir par deux langues différentes, le français — mais cela aurait pu être une autre langue avec narrateur, sujets, verbes et compléments — et l’infinitif, une langue pour verbes et conjonctions, où le sens des choses et de nos vies est encore ouvert.

Il n’est pas certain que le texte visé se laisse mieux saisir de ce double point de vue, mais si l’on monte l’une contre l’autre les deux transcriptions — pour le français et pour l’infinitif — on peut espérer qu’un peu de ce qui ne sera pas pris d’un côté se libérera et s’épanouira de l’autre. Et ainsi, prenant et laissant, saisissant et libérant, profitant des luttes que les langues mènent pour nous, pousser chacun nos insaisissables rameaux.