Présentation de « Creuser la cervelle »

Librairie Michèle Ignazi, Paris 4e, 26 janvier 2012

lors de la parution du livre aux Presses universitaires de France (PUF), 2012

Quand on parle du cerveau, c’est généralement pour en vanter les capacités exceptionnelles et la complexité fascinante. On s’émerveille de tout ce que fait le cerveau pour nous (et en passant, de l’ingéniosité qu’il nous faut déployer pour le découvrir). Ce livre fait comme les autres. Il en fait même encore plus dans ce sens de l’éloge du cerveau. Mais cela, il faut que je vous le montre. Un livre, c’est d’abord une question d’écriture, et celui-ci tout particulièrement. Ce n’est pas une collection de concepts, ni même un enchaînement d’idées que je pourrais résumer. Je vous en lirai donc des passages, et entre deux, puisque nous sommes entre amis, quelques mots sur les soucis que m’a causés ce livre.

Le cerveau est notre double. Il nous a fallu du temps pour le comprendre. Voici enfin le rempart que nous avons toujours voulu élever contre la prolifération de nos pensées et de nos inquiétudes. N’est-ce pas lui qui met celles-ci en forme, et lui aussi qui élabore notre monde ? S’il est l’auteur de toutes nos croyances et de tous nos espoirs, mais aussi de toutes nos illusions, c’est vers lui, dans notre propre tête, qu’il faudra désormais que nous nous tournions, et non vers tel ou tel horizon chimérique. Non seulement il n’est pas douteux que l’étude du cerveau soit appelée à engendrer des bienfaits inimaginables dans le domaine des maladies cérébrales, mais c’est la vision de nos existences mêmes qu’elle est appelée à modifier totalement. On se dit, Quand j’aurai acquis un peu plus de savoir sur le cerveau, je saurai enfin comment vivre. Peut-être même aurai-je un peu moins à me soucier de penser. [1]

Ceux qui se montrent sceptiques quant aux possibilités d’éclairer nos vies par l’étude du cerveau se trompent et font preuve de la plus grossière maladresse. Non seulement ils se coupent d’une chance incomparable de faire évoluer leur existence favorablement, mais en critiquant le projet porté par la science et l’espoir qui l’anime, ils se condamnent à paraître attaquer la science même et se vouent à une image d’obscurantisme rétrograde et borné.

Ce n’est pas qu’on ne puisse rien faire de bon sans optimisme et sans la science, mais les sciences bénéficient d’un tel préjugé favorable qu’on aurait tort de ne pas profiter de leur élan. Pourquoi me priverais-je de penser mon esprit en termes de synapses de neurones ou de contacts d’ordinateur ? Si le cerveau est une vue de l’esprit, n’est-il pas la meilleure qu’on puisse avoir ? Il m’explique tout entier, mais ce double de moi-même, cet alter ego, me laisse la main sur lui, et donc sur moi. On sait combien il est commode de pouvoir travailler sur un double. Nous avons tout à gagner et rien à perdre à en édifier la connaissance et à le substituer à nous. Soyons donc à la fois optimistes et scientifiques. [2]

Le cerveau est un objet crucial pour la science. Si l’on n’explique pas le cerveau, l’inconscient, la conscience, qu’explique-t-on de l’homme ? Ne rate-t-on pas l’essentiel ? Mais c’est aussi notre connaissance du monde qui est en cause ! Car notre monde, ce que nous appelons le réel, n’est-il pas une construction du cerveau ?

Tout va bien tant qu’on n’y regarde pas de trop près. Le cerveau peut se poser en fondement solide de notre folle pensée. Mais n’en fait-il pas trop ? Il suffit qu’une drogue s’insinue dans notre cerveau pour que nous soyons transportés dans des mondes meilleurs, dont nous ne voudrions plus sortir si d’autres cerveaux attentionnés ne veillaient sur nous et ne nous rappelaient aux devoirs du monde ordinaire. Parce que ces mondes hallucinés ou rêvés ne peuvent être partagés par tous, nous disons qu’ils n’existent pas. Ils jettent cependant un doute sur la réalité du monde vrai, que nos cerveaux s’accordent à fabriquer hors de toute prise de substance illicite. Se pourrait-il que le réel soit en partie une illusion ? Les études du cerveau ne nous apportent pas autant de certitudes qu’on pouvait l’espérer à ce sujet. Elles sont même susceptibles de faire vaciller nos édifices comme rien, aucune philosophie sceptique, n’avait jamais pu le faire avant elles. Les expériences d’illusion montrent que nous sommes prêts à accepter pratiquement n’importe quel échafaudage de leurres comme objet réel du monde, et n’importe quel objet comme partie de notre corps.

Bien entendu, cela ne prouve pas qu’il n’y a rien au monde, mais que nous n’avons pas besoin d’y trouver grand-chose, ce qui, d’un certain côté, est réconfortant. Cela risque cependant de nous faire basculer du matérialisme le plus intransigeant dans une sorte d’idéalisme. Car si c’est le cerveau qui engendre l’esprit et le monde, il devient lui-même une sorte d’esprit sur lequel repose la nature de toute réalité, et dont l’inventivité sans limites jette un voile d’intelligence et d’imaginaire sur tout ce qui est. Dès lors, sera-t-il un rempart contre nos incertitudes et nos terreurs, ou bien la brèche qui va irrémédiablement nous précipiter en elles ? [3]

Et c’est par là que le cerveau devient un enjeu tout aussi crucial pour la philosophie. Interposer l’idée de cerveau entre nous et le monde pose des questions éthiques et métaphysiques, qui conditionnent notre façon d’envisager nos vies.

A supposer que le réel ne soit rien de plus qu’une création ou une possibilité parmi d’autres (ce qui reste encore à démontrer), il serait quand même sauvé par le fait d’être partagé. Peut-être ne doit-il en fin de compte son existence qu’au conventionnalisme de fonctionnement de nos cerveaux. Heureusement en effet, nous ne manifestons pas d’imagination excessive et nous nous contentons le plus souvent de suivre, chaque jour, les mêmes routines cérébrales. Grâce à quoi il peut y avoir un peu de place pour un réel entre nous et nous arrivons à des accords sur lesquels peut reposer la vérité. Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser que nous aurions des difficultés à vivre ensemble si nos cerveaux ne fonctionnaient pas de façon à peu près semblable et ne nous faisaient pas penser la même chose.

C’est en vertu de ce principe d’imagination suffisante que nous croyons devoir nous montrer reconnaissants à l’égard de ceux d’entre nous qui font preuve de moins d’imagination que les autres, car ils assurent le ciment social du réel. Certains qui ont probablement plus le sens du possible que le sens du réel regretteront que la réalité repose en définitive sur une uniformité de vue. Mais ce serait oublier l’immense avantage de nous fonder sur une conformité, à savoir la possibilité de nous entendre et d’agir sur nos cerveaux communs pour aménager un réel qui nous convienne. Si le cerveau peut inquiéter, il peut aussi servir de garant du réel. Un cerveau universel pour une pensée universelle.

La philosophie s’est longtemps demandé si nous nous fondions nous-mêmes ou si nous étions avant tout déterminés par les relations que nous entretenons avec le monde et nos semblables. L’heure semble maintenant venue d’étudier sérieusement l’idée de faire reposer sur l’activité du cerveau tout notre monde, toute notre belle pensée, toutes nos créations, jusqu’à nos relations psychosociales et nos structures anthropologiques où l’on pourrait ne voir que les productions d’un troupeau de cerveaux, sélectionnés au fil des âges, non seulement pour leurs performances rationnelles et leur folle inventivité, mais aussi pour leur aptitude à s’influencer les uns les autres et à s’inventer un monde et un esprit communs. [4]

Se posent aussi des questions épistémologiques :

Vient un autre doute : il se pourrait que le cerveau produit par la science soit en partie construit, et que cette construction scientifique et sociale ne soit pas totalement indépendante de nos besoins. Pour comprendre quelque chose à son architecture et à son fonctionnement, nous devons mettre au point des techniques, des modes de pensée et des jargons qui finissent par fabriquer quelque peu l’objet cerveau et par le rendre pour une part imaginaire. Ensuite, c’est toujours le même piège. Les modes d’approche que nous nous étions donnés de façon provisoire n’apparaissent plus comme des essais à réviser, mais comme des conditions mêmes du cerveau, qui semblent avoir toujours été là, tant le cerveau qu’elles révèlent en est dépendant. 

Vous trouverez dans ce livre de nombreuses interrogations sur ce que cela peut vouloir dire d’étudier la conscience ou l’inconscient, comment il faut les préparer et peut-être les déformer pour les étudier. Le cerveau, c’est peut-être un organe, une matière, un objet de travail très physique, mais nous l’imprégnons tellement de nos jugements, de nos intentions et de nos idées qu’il devient lui-même avant tout une idée.

Pour toutes ces raisons, il m’a semblé, il y a très longtemps, que la question du cerveau était une question primordiale à la fois pour la philosophie et pour nous tous. Il faut en passer par cette question du cerveau, car si toute notre pensée dépend de conditions matérielles, autant le savoir, et mesurer nos marges de liberté.

Vous pouvez vous plaindre de ce que je vous ai fait attendre. C’est peut-être que je suis de plus en plus lent. J’avais mis sept ans pour faire L’infinitif des pensées. Onze ans pour faire Mer à faire. Et celui-ci près de 25 ans ! Les questions abordées dans ce livre étaient déjà l’objet de mon DEA de philosophie. Mon directeur, Pierre Jacob, avait su s’étonner devant les textes que je lui proposais à l’époque. J’ai compris à sa perplexité d’alors que j’avais beaucoup de travail et de chemin à faire pour élucider ce que je cherchais, et même pour clarifier mon mode d’interrogation.

Depuis j’ai fait des tentatives et des tentatives, avec des lectures, des notes, des essais, et des essais d’être content de ce que j’essayais. Mais toujours des échecs. Toujours je retombais dans l’ornière de choses qui avaient été dites. Ce n’est pas que mon souci ait été de faire du nouveau pour du nouveau, mais je me retrouvais prisonnier de modes de pensée et de jargons, tantôt neuroscientifiques, tantôt philosophiques ou épistémologiques. Ces pensées montraient les choses, mais sans les laisser parler, et finalement déroulaient leurs conséquences beaucoup trop convenues, sans que j’y puisse mais.

Et puis il y avait la profonde difficulté à formuler les problèmes métaphysiques qui se soulevaient, et à envisager ensemble la multitude des questions qui se croisaient à chaque endroit : question de l’être, questions de la conscience, questions de l’inconscient, questions des manipulations auxquelles le cerveau nous expose, questions des points de vue de sujet et d’observateur qu’on confond si facilement, questions des langages auxquels on se confie et qui nous font voir les choses à leur manière, qui n’est pas celle que nous cherchions.

Et enfin, le plus difficile peut-être, il fallait rester dans une simplicité. J’ai eu besoin pour avancer dans ces questions de l’appareillage conceptuel le plus sophistiqué, tant sur le plan neuroscientifique qu’épistémologique, mais cet appareillage n’avait pas de sens en lui-même et risquait de m’emmener dans une critique de la critique où l’on ne sait plus très bien de quoi on parle et à qui. Comment éviter qu’une critique ne se retourne contre soi ? Il fallait dépasser tout cela et revenir aux questions intimes que nous nous posons dans nos vies ordinaires avec notre langage ordinaire.

Les dessins qui font maintenant la couverture du livre et qui faisaient déjà partie d’un essai en 1990, montraient bien la direction, avec l’impertinence que peut avoir parfois le dessin. Mais il y a un pas entre le dessin et l’écriture, ou plutôt un fossé.

Quelque chose n’allait pas avec cette idée de cerveau. Comment gagner des libertés à l’égard de l’organe dont on a parfois le sentiment qu’il pourrait devenir une prison pour la pensée ? Comment lui trouver une place et varier notre distance à son égard ? Peut-on parler du cerveau autrement que pour nous y asservir et nous y réduire ? Il me semblait qu’il n’y avait aucune raison de nous laisser faire par lui. Mais je n’arrivais pas à trouver l’angle d’attaque qu’il fallait. Je n’avais pas la maturité, pas la distance.

Ou peut-être que, dans mon souci de ne pas me laisser faire par le cerveau, j’allais contre lui, alors qu’il fallait aller avec lui, mais seulement… sans se laisser faire. C’est-à-dire avec ce que j’appelle maintenant « une douce ironie ».

Et puis le livre est venu. Il a demandé du travail, mais il s’est écrit rapidement, avec légèreté, pendant l’hiver 2009-2010. Le pas décisif a été de définir un verbe, le verbe encerveler :

Encerveler ou Encérébrer. v. tr. (1989, de en– et cerveler, du lat. cerebellum « petite cervelle », diminutif de cerebrum « cerveau, cérébrer »).

I. 1. Déposer, enfouir dans le cerveau. 2. Ramener au cerveau, voir (le monde, l’homme, la pensée) à travers le cerveau, en faisant référence à lui. 3. Supposer qu’une vision cérébrale obéit à une nécessité historique ou scientifique dont tout ce qui découlera sera finalement bien. Encerveler ses désirs et ses joies sous un irrécusable besoin d’endorphines.

II. 1. Prêter à (un être, une chose, une idée) une organisation complexe et élaborée. Encerveler le monde. 2. par ext. Douer de raison ou d’esprit, rendre intelligent. 3. fig. Alourdir, appesantir. Trop penser. « Pourquoi encervelle-t-il cette histoire ? »

III. pronom. 1. Se donner une assise cérébrale, s’enraciner dans le cerveau. L’homme qui s’encervelle. 2. Se prendre pour son cerveau, se réduire à lui, se cacher en lui. 3. par ext. Démissionner, capituler, ne plus penser. « Elle avait compris qu’il suffisait de s’encerveler pour considérer l’existence d’une façon bien plus prévisible et supportable ».

Cette définition a donné le ton du livre : nous nous encervelons, mais ce que nous sommes en train de faire ainsi, peut avoir plusieurs sens, éventuellement contradictoires (l’organe qui devait nous faire penser peut aussi nous en empêcher). Le verbe pouvait porter les multiples dimensions de l’idée de cerveau.

Encore fallait-il que la forme du livre évite de s’enfermer trop longtemps dans une attitude. D’une idée, nous ne sommes pas obligés de faire un dogme. Nous pouvons avoir besoin de nous mettre à distance. Les musiciens nous ont appris qu’on pouvait écrire des fugues sur un thème. Et qu’on pouvait changer de thème. C’est ainsi qu’est fait ce livre : pas d’enchaînements implacables. Le plan aurait pu être plus serré, la logique plus impitoyable, mais il valait mieux laisser des allées à la pensée. Pas question de l’emprisonner après avoir tant fait pour la libérer. Plutôt des variations, comme en musique, avec des changements de thème d’une variation à l’autre, mais tout de même une succession, et des reprises de thème de loin en loin, quoique de façon différente à chaque fois. Une suite de méditations, ramassées en brefs chapitres.

Pas de jargon non plus, on l’a vu. Pas de position savante et arrêtée qui sente trop fort l’assurance contente de soi. Plutôt une position qui se cherche pied à pied, un ton, d’un mot au suivant, en se remettant sans cesse en question, en se moquant de soi-même, en cherchant à avancer malgré tout, à travers les innombrables aspects de nos vies où l’idée de cerveau s’est incrustée. Les révéler, les démasquer, parfois dénoncer les risques en passant.

« Ne t’inquiète pas, c’est peut-être ta vie, mais tu ne la contrôles pas. Tout est déjà organisé, tout est inscrit dans tes neurones. » Il faut bien que nous rapportions nos actes à un destin. Quoi que nous fassions, cela doit avoir été écrit. Après Dieu, nous nous en sommes remis à l’inconscient. Maintenant c’est derrière le cerveau que nous nous cachons. Et c’est un progrès. Le cerveau n’est-il pas matière, indubitable ? L’explication cérébrale fonctionne souvent comme une excuse : « Ce n’est pas moi, c’est mon cerveau, je n’y peux rien. » Nous avons un masque, notre cerveau, et ce « cerveau à tout faire » nous décharge de certaines responsabilités pesantes, comme l’ont fait tous les inconscients et les déterminants psychologiques ou sociaux auxquels nous avons donné corps avant lui.

Chacun connaît les bénéfices qu’il y a à procéder ainsi. Nos malheurs paraissent toujours plus supportables s’ils sont dus à des causes qui ne sont pas de notre ressort. Les échecs ne sont plus le fait de notre insuffisance. C’est le corps et le cerveau qui portent le fardeau de l’insuccès. […]

L’explication cérébrale peut être ainsi utilisée pour se déculpabiliser voire se déresponsabiliser. Pourquoi se lancer dans des remises en cause personnelles si le cerveau est en cause ? Tant que je raisonne en termes d’actes conscients, je me sens tenu de chercher à modifier ma conduite. Rendre le cerveau responsable de celle-ci me permet d’expliquer que je ne puisse probablement pas changer. Pourquoi essaierais-je si mon cerveau s’y oppose ? Ce n’est pas moi qui m’asservis, par passivité intellectuelle, à une idéologie de consommation, mais mon cerveau qui m’y livre. Et me voilà justifié de persévérer dans mes choix.

Mais on pourrait faire de l’excuse cérébrale un tout autre usage. […] Si le cerveau peut tout faire et fait tout pour nous, il peut aussi tout justifier et servir d’alibi universel et de caution matérielle à n’importe quelles entreprises, même les plus folles. Le cerveau ne donne pas son mode d’emploi. [5]

Il se peut que la science se mette dans l’idée de chercher dans le cerveau des « dispositifs éthiques fondamentaux ». Peut-être trouvera-t-elle des explications à donner à nos diverses attirances ? Mais pourquoi supposer que la solution des problèmes éthiques soit inscrite quelque part dans le cerveau ? Car toutes les solutions que nous pouvons imaginer doivent y être inscrites pareillement. Entre toutes, pourquoi la science trouverait-elle ce qu’il faut décider, le choix à faire ? Ce qu’elle arrêterait là-dessus ne serait jamais que le reflet de la compréhension des problèmes éthiques par la communauté de spécialistes du cerveau. […] Si l’on ne retient de nos idées que ce qu’on voit s’inscrire d’elles dans le cerveau, pourquoi l’une tirerait-elle plus de valeur morale qu’une autre de son inscription neurale ? Pour une fois, le déterminisme donne corps à une idée de liberté plus que de servitude. Qu’on ne s’imagine pas trouver dans l’étude du cerveau une justification à se complaire dans des états de dépendance ou à organiser le ressentiment en morale de façon à maintenir esclaves les autres hommes. […] Alors que tout le langage de la révolte et de la résistance attend ses services : refuser de renoncer, de déserter, de consentir, de se plier, de s’aliéner, de s’abaisser, de se rétrécir, de se réduire, de se sacrifier, de s’annihiler… [6]

Je vous le disais en commençant. Un livre, c’est une question d’écriture. Une place qui se cherche, où il faut se battre contre la langue qui nous attire souvent loin de ce que nous voulions. Les interrogations sur les conditions cérébrales et matérielles de la pensée rejoignent des interrogations sur d’autres conditions de la pensée, grammaticales. Le cerveau et la grammaire sont des contraintes. Nous y sommes astreints, mais nous ne sommes pas obligés de nous laisser faire et de nous y plier.

Parce que ces questions sont liées, j’ai mis en tête de chaque chapitre un bref argument à l’infinitif (mon grand libérateur…). Ces arguments ne tiennent pas beaucoup de place, mais ils sont chargés de provoquer la pensée d’un thème à l’autre et de la tirer en avant, en lui ouvrant des perspectives plus larges. Comme vous le savez, il y a tout de suite plus d’espace à l’infinitif, où rien n’est définitivement fixé ni posé, où tout est passager et surtout à faire, à construire, à fabriquer, à imaginer, à rêver. Encore possible.

Je vous donne un aperçu de quelques-uns de ces arguments pris au fil des chapitres.

p.15

Croire ne pas se comprendre. Et même douter d’être. Mais imaginer de se doubler, et ainsi sembler se maîtriser, se rassurer et ne plus manquer de rien.

p.57

Admirer pouvoir se définir et se limiter. Pouvant le faire, se convaincre de devoir le faire. Imaginer avoir été conçu pour se maîtriser et se structurer.

p.60

Se représenter en croyant ainsi se saisir. Se réduire en espérant enfin se dominer. Croire se comprendre en ne faisant que substituer et simplifier.

p.66

Croire s’expliquer en ne faisant que se représenter. Mais chercher moins à s’expliquer qu’à se rassurer et se manipuler. Croyant s’empêcher de disparaître.

p.75

Croire flotter. Ne manquer peut-être de rien, mais croire devoir se fonder. Et en cherchant à s’assurer, n’arriver qu’à manquer et à désirer davantage.

p.108

Comment étudier sans fabriquer ? Comment objectiver sans transformer ? Comment s’empêcher d’enrichir ? Comment ne pas toujours manquer ?

p.144

Chercher à saisir, mais faire échapper en approchant. Effacer en croyant penser. Et recommencer en imaginant dépasser. Toujours trop en faire.

p.216

Se déterminer. Puis croire devoir s’y abandonner et se déterminer à se déterminer. Au lieu de se déterminer à se libérer. Ou de se libérer de se déterminer.

p.237

Pourquoi chercher à s’identifier et à se définir ? Ne se destiner qu’à vivre et à faire vivre, n’avoir qu’à devenir, ne désirer que pouvoir être.

p.270

Comment se déployer de sorte à pouvoir évoluer ? Ne pas douter de pouvoir se limiter et s’ordonner, mais espérer trouver surtout comment se provoquer.

p.273

Après avoir tant travaillé à ne plus s’attacher ni s’entraver, après s’être tant efforcé de penser et de se libérer, pourquoi recommencer à s’enraciner ?

Pour terminer, je voudrais remercier chaleureusement Monique Labrune, directrice des PUF, et Dominique Lecourt, qui n’a pas pu venir ce soir, d’avoir accueilli ce livre avec tant d’enthousiasme au mois d’août dernier. C’est un livre qui attendait un enthousiasme. Sinon, plus que tout autre peut-être, il n’avait pas de raison d’être. J’ai trouvé une grande écoute et une grande compréhension auprès de Monique Labrune et de Dominique Lecourt. Ils ont accepté le propos quelque peu subversif du livre, mais aussi la forme et le ton très peu universitaires. Le titre a été l’occasion d’une belle réflexion commune. Il s’est finalement imposé à moi dans l’illumination d’un petit matin. Mais je me méfie de mes illuminations matinales. Monique Labrune a su tenir la barre fermement au milieu des tempêtes qui m’agitent, et maintenir ce titre. Je lui dis toute ma reconnaissance pour son soutien.

Je remercie aussi Michèle Ignazi de nous avoir accueillis chez elle, une fois encore, ce soir.

7 ans, 11 ans, 25 ans. Il faudra attendre que j’aie travaillé 49 ans pour le prochain livre…


[1] CLC, p.15

[2] CLC, p.16

[3] CLC, p.4

[4] CLC, p.6

[5] CLC, p. 219

[6] CLC, p. 279