Présentation de « Les mots des derniers soins »

Librairie Guillaume Budé, Paris 6e, 9 janvier 2009

Entrant dans cette nouvelle phase du livre, il nous faut réfléchir un peu à la façon de présenter nos rôles dans le livre, ce qui ne va pas manquer de nous être demandé. Les gens ayant toutes sortes d’imaginations sur « l’écriture à quatre mains », je crois que nous devrions essayer de décrire le plus simplement ce qui s’est passé :

D’abord une amitié et une collaboration très vive où chacun de nous a œuvré de son point de vue.

Il faut dire ensuite que tout est parti du mémoire où tu avais rassemblé tes observations auprès des médecins de la fin de vie.

Que j’ai vu dans ce mémoire un double intérêt, sociologique, mais aussi littéraire, par les paroles de médecins, et que j’ai suggéré d’en faire un livre.

Que nous l’avons retravaillé l’un après l’autre assez profondément.

Premières notes fin 2004

Suivre trois axes :

– une direction positive, qui ouvre aux médecins (et aux autres soignants) des perspectives sur différents régimes de soins, diverses façons de soigner, complémentaires, se chevauchant, voire semblables, ne différant que par les mots,

– une direction plus critique, qui soulignerait la difficulté à établir des divisions et des séparations linguistiques entre les différents régimes de soins, mais qui mettrait cependant en évidence l’importance de la dénomination (et de la représentation qui en résulte) pour la suite des soins à donner à un malade.

– et enfin, le projet caché, y compris à nous-mêmes (c’est-à-dire qui devrait se faire à notre insu, si possible), de peindre un tableau du malade mourant.

Que ma contribution principale et originale a finalement été d’ajouter des voix de malades et de les articuler avec le texte déjà quasi achevé.

La juxtaposition d’ordre de discours différents n’est pas habituelle,

Cependant, après les premiers retours qui nous sont parvenus, il me semble que ma contribution modeste tient une place qui justifie a posteriori ma signature, et c’est pour moi un soulagement. Je retiens dans ces apports personnels l’écriture des voix de malades, le titre du livre « Les mots des derniers soins » et la dénomination de « médecine de l’incurable » qui t’avait un peu surpris au départ lors de notre déjeuner à L’Olivier, mais qui a permis, je crois, de donner au livre la dimension positive que tu cherchais à exprimer.

Pallier, palliatif, ne vont pas. Quels que soient les efforts qu’on fasse pour les positiver, ils gardent une connotation négative, celle d’une mesure faute de mieux, voire spécieuse.

Le terme est important pour donner un appui solide au livre et à sa prise de position, mais il ne fait que porter ce que tu avais rassemblé et qui n’attendait qu’un nom pour devenir un concept. Si tu dois parler de ma contribution, ce sont ces points de dénomination et d’écriture qu’il faut évoquer, car je n’ai aucunement l’intention de passer pour un fin connaisseur des soins palliatifs ou de commencer une carrière dans le domaine même si tu essaies de m’y attirer…

Dire mourir, les voix de malades, 2007

Voix de malades, présentation

À la fin de leurs vies, Malade 1 et Malade 2 ne pouvaient plus parler. Que leurs voix, ici, puissent enfin se faire entendre avec celles des anonymes dont ce livre est l’interprète.

Pour compléter l’analyse, on lui a adjoint les voix de deux personnes malades condamnées par des affections incurables. Les paroles écrites sont issues de notes prises auprès de ces personnes dans la période précédant leur mort annoncée. Nous appellerons ces voix malade 1 et malade 2 de façon volontairement anonyme, car il s’agit d’entendre en elles un questionnement qui tout à la fois dépasse les personnes et préserve l’intimité de chacune. On a tressé ces deux voix avec les autres fils du texte, sans chercher à effacer les différences. Elles ont été chargées, au contraire, de porter aussi souvent que possible un point de vue propre, distinct de celui des soignants et de celui que nous avons pris pour mener l’analyse. En donnant la parole aux malades, notre idée cependant n’était pas de les appeler à témoigner de leur « vécu », de leurs souffrances, de leurs faiblesses et de leurs émotions. Il s’agissait plutôt d’amorcer ou de susciter sur les sujets abordés la réflexion particulière, parfois philosophique, qu’autorise l’expérience de la maladie mortelle. Les malades pourraient bien en effet être détenteurs d’éléments de réflexion à ce propos qui échappent aux autres points de vue. Ce sont ces remarques que nous avons retenues et précisées, en mettant à profit les occasions de recul qu’elles offraient. Elles ont été marquées en italique pour rappeler leur statut particulier au sein du texte.

Les voix de malades interviennent en effet tout à fait autrement dans le texte que les extraits d’entretiens avec les soignants. Ceux-ci ont été transcrits sans retouche, tels qu’ils ont été prononcés, de façon à préserver la matière brute du discours oral et à faire entendre la pensée qui s’y cherche, parfois s’y trouve, mais aussi les aveux et les dénis, les incertitudes et les préjugés qui se cachent dans les maladresses et les hésitations de langage. L’anonymat a été un principe des entretiens et des observations, ainsi qu’une promesse faite aux personnes rencontrées. Il a largement contribué à ce que des paroles habituellement tues ou retenues viennent à la surface des discours. Par la confiance qu’il a suscitée, il a permis de recueillir certains propos mais aussi d’observer des situations de travail auxquelles il aurait été beaucoup plus difficile d’accéder autrement.

De ces dispositions il résulte un contraste entre des paroles de malades « réfléchies » qui profitent de la distance rendue possible par l’écriture et des paroles de soignants qui se déploient dans une langue parlée, malhabile, incertaine, tâtonnante, mais non dénuée d’intérêt, voire d’attrait, pour cette raison même. On aurait pu choisir un dispositif inverse, mettant en avant des paroles de médecins que nous aurions réécrites contre des paroles de malades qui auraient été laissées dans leur imprécision originale, mais cela aurait eu l’inconvénient d’enfermer le texte dans une vision traditionnelle où ce que disent les médecins est tenu pour parole d’évangile et où ce que pensent les malades reste subordonné au savoir et au pouvoir médicaux. Or il était crucial pour notre propos que la langue même des professionnels fasse entendre dans quelle mesure les situations de fin de vie les désarment et les laissent démunis. C’est donc délibérément que les paroles des soignants et des malades ont été traitées différemment, non pour insinuer que ceux-ci en sauraient plus que ceux-là, mais parce qu’en les écoutant il nous est apparu que les malades avaient plus à nous dire que ce à quoi il est habituel de réduire leur point de vue, tandis que les professionnels témoignaient d’un besoin de secours dans les situations de fin de vie, quoique sur un autre plan que les malades. Nous croyons qu’une réflexion sur ce que nous appellerons la « médecine de l’incurable » peut apporter une aide aux uns et aux autres.

Ainsi, le texte de cet ouvrage entrelace trois types de discours montés en contrepoint autour des mêmes motifs, en veillant à ce que les particularités de chacun soient mises en valeur dans le contraste : des paroles de soignants, une analyse destinée à mettre ces paroles en perspective et des paroles de malades déplaçant la réflexion sur un terrain différent. Ce dispositif atteindrait son objectif principal s’il parvenait à ouvrir à la pensée un espace de circulation entre les trois dimensions du discours[1]. Ce n’est pas le moindre souci du livre, par ailleurs, que de laisser se dessiner entre les points de vue irréductibles qui le traversent un portrait d’homme mourant, portrait susceptible de nous toucher tous, vivants, dans la mesure où notre heure est incertaine et où nous sommes confrontés à notre finitude bien avant cette heure. Ce portrait, c’est donc le nôtre.


[1] Sur ces questions d’espace, on pourra lire : Fournier E., L’Infinitif des pensées. Paris, Éditions de l’Éclat, 2000, ou : Fournier E., L’Espace Domino, Méthodes pour échapper à l’analogie. Toulouse, Contrat maint, 2006.