Présentation de « L’infinitif complément »

Conférence au Centre de poétique comparée, à l’invitation de Jacques Roubaud, Paris 6e, 28 avril 2000

Texte paru d’abord dans Mélanges pour Jacques Roubaud, éditions Inalco en 2001, puis aux éditions Éric Pesty en 2008

Je voudrais remercier Jacques Roubaud de me donner l’occasion de prolonger une conversation entamée de loin en loin avec lui. Comme l’indique le titre donné, je voudrais que nous réfléchissions aujourd’hui à l’infinitif comme à un complément. De quoi et comment l’infinitif est-il ou peut-il être le complément ? Que peut-il encore nous dire en tant que contrainte d’écriture ? Voilà des questions que je me pose depuis quelques temps déjà. Avec ceux d’entre vous qui étaient là il y a deux ans, nous avions commencé par un exercice pratique de déchiffrage et de transcription à l’infinitif. Si l’infinitif était la langue à penser et à méditer que je croyais, une langue de philosophie, il devait d’abord le montrer de lui-même, sans qu’il y ait à l’expliquer. Et si explication il devait y avoir, c’était après, et autrement. Le moment est venu de penser cela d’un peu plus près. Il s’agit aussi de compléter un livre L’infinitif des pensées paru récemment. Cela m’amènera en passant à en lire trois ou quatre fragments qui demandent à être complétés.

1. Quelques remarques d’étymologie

Quand on commence, on se dit parfois que c’est pour en finir avec quelque chose, y mettre une fin, arriver à une solution qui tranche, fatalement, dans le démesurément long. L’infinitif n’y échappe pas. Au départ, dans son essai d’échafauder un monde sans noms, on pouvait penser qu’il permettrait d’en finir avec les discours philosophiques substantivés, qui s’engendrent eux-mêmes et se rendent nécessaires en engendrant de toujours plus obscurs concepts substantivés. L’elliptique, le clair infinitif pouvait en imposer par ses façons de grand économe, qui se débarrasse de tous mots inutiles. Peut-être même pouvait-on espérer achever de penser. Et en finir ensuite à son tour avec l’infinitif. Enfin tranquilles, radicalement !

Seulement voilà : l’infinitif n’achève rien. Et surtout pas de penser. Remarquez que c’est inscrit dans son nom : avec l’infinitif, ce n’est pas fini, et ça ne le sera jamais.

Puisque nous en sommes à scruter la forme des mots comme des étymologistes qui se convaincraient d’y trouver la vérité des choses, je me suis dit qu’après tout c’était une façon de procéder si communément admise que je serais mal inspiré de ne pas m’en servir pour chercher la vraie raison qui m’avait poussé à explorer l’écriture insubstantive. Mais il se présentait à moi plusieurs façons de se pencher sur la forme des mots. Pour diverses raisons, j’ai choisi de relire Perec en me demandant ce qu’avait jamais bien pu me dire l’infinitif penser pour que je m’y arrête. En le tournant et le retournant dans un sens et dans l’autre, je me suis aperçu qu’il formait un palindrome par symétrie autour de son p, en pivotant sur lui-même :

res ne penser

C’est penser qui dit à la fois de ne pas penser les choses, res en latin, accusatif pluriel, et qui dit aux choses de ne pas penser, selon le sens qu’on prend. Il y aurait bien là de quoi en finir avec la réflexion sur l’infinitif.

Mais si penser ne s’achève pas, c’est aussi de la faute du verbe achever, qui veut certes dire « finir », que ce soit en menant à bonne fin (finir ses pensées dans une bonne maison de retraite), ou en portant le coup de grâce (« Ils achèveront le grand blessé, s’il alourdit l’avance d’une armée. » St-Exupéry), mais qui veut dire aussi « apporter le dernier élément pour que se réalise pleinement un état, un fait ».

L’infinitif peut-il parfaire et compléter quoi que ce soit s’il porte en lui-même et jusque dans son nom la marque du non fini, du jamais complet ? « Achever de penser », une antiphrase ?

2. Remarques de grammaire préliminaires

Un complément, c’est ce qui s’ajoute ou doit s’ajouter à une chose pour qu’elle soit complète, ou pour en compléter ou en préciser le sens. Laissons de côté pour le moment la question de savoir de quoi l’infinitif est le complément. Je me méfie toujours de cette question car elle suppose qu’il y a quelque chose dont l’infinitif est le complément. Ce dont on voudrait au moins pouvoir douter. On reviendra à cette question plus tard si nécessaire. Tenons-nous en pour commencer à la question très simple de savoir comment l’infinitif est complément.

Comme chacun sait, le verbe infinitif peut jouer dans la phrase le rôle de :

complément d’objet : douter de quoi ? de savoir ;

Remarque : Dire que savoir est complément d’objet de douter m’a toujours paru un peu curieux. Ou alors il faut dire que l’objet en question n’est pas de l’ordre d’une chose sensible, tangible, matérielle, mais seulement un mode sous lequel un mot en complète un autre. L’objet est ici un but, une visée, c’est-à-dire un verbe, pas quelque chose qu’on possède.

Le verbe infinitif peut jouer dans la phrase le rôle de :

complément circonstanciel : par exemple

    · de cause : douter pourquoi ? faute de savoir, ou à force de savoir, sous prétexte de savoir,

    · de temps : douter quand ? après avoir su, ou avant d’avoir su, en attendant de savoir, ou au moment de savoir,

    · de but : douter afin de savoir, en vue de savoir, ou aussi, de peur de savoir,

    · de conséquence : douter au point de savoir, de manière à savoir, pour savoir, jusqu’à savoir, ou au contraire, trop douter pour savoir,

    · de concession : douter en dépit de savoir ; loin de savoir, douter,

    · de condition : douter à condition de savoir, ne pas douter sans savoir,

    · de comparaison : douter comme savoir ; douter, de même savoir,

    · autres, exprimant le propos (douter à propos de savoir), le point de vue (quant à savoir, douter), la manière (douter sans savoir)…

Notez en préliminaire que l’infinitif n’est pas toujours complément. On le rencontre soit comme complément, en proposition subordonnée, soit en proposition indépendante ou principale. J’ai essayé de me souvenir de la façon dont j’avais appris à faire ces distinctions, non pas en remontant à la naissance de la grammaire dans l’antiquité, mais tout simplement en relisant le livre de grammaire que j’avais au lycée, Grammaire française, classe de quatrième et classes suivantes de A. Hamon. J’ai d’autres grammaires, mais celle-ci est un livre dont je relis souvent des passages avec délice, et qui a toujours été pour moi une source d’interrogation fidèle. J’avais comme professeur de français en quatrième un certain Pierre Rieucau, qui nous enseignait aussi le latin et la philosophie, un neveu du Neveu de Rameau. Je voudrais lui rendre hommage.

Il m’avait fait écrire sur la page de garde de cette grammaire deux numéros. Je ne me souviens pas de la signification du second, peut-être un numéro de compte bancaire, mais je me souviens qu’il m’a présenté le premier comme le numéro de téléphone de sa maîtresse. Il me le confiait pour pouvoir le retrouver au cas où il l’oublierait. On peut éventuellement penser que c’est une drôle d’idée de confier le numéro de téléphone de sa maîtresse à la grammaire d’un de ses élèves, si « appétant » soit-il à l’étude de la grammaire. Toujours est-il qu’il vérifiait de temps en temps si j’avais bien ma grammaire sur moi et si je pouvais lui restituer le fameux numéro. Il se trouve que je n’ai jamais essayé de téléphoner. Un autre l’aurait peut-être fait. Force est de constater aussi que j’ai toujours cette grammaire.

Je vais vous lire le passage qui introduit la distinction entre propositions indépendantes, principales et subordonnées :

p. 199, § 618 et 619

3. Subordonné se subordonnant

Des infinitives indépendantes, il y en a dans la littérature :

    — Hugo : « Que faire ? Que devenir ? Où aller ? »

    — Perec : « Penser/Classer ».

Mais les indépendantes et les principales, qui se suffisent à elles-mêmes et qui ne dépendent d’aucune autre proposition, ne sont pas notre sujet d’aujourd’hui. Notre sujet se borne à l’infinitif complément. Il s’agit de nous pencher sur la condition des infinitifs subordonnés, qui ne sauraient exister sans autre chose dont ils dépendent, comme par exemple savoir dans douter de savoir.

Je vous propose de partir pour cette réflexion d’un fragment issu de Croire devoir penser. Il s’agit d’un fragment autobiographique, un souvenir d’enfance très ancien. Je m’étais rendu compte un matin tout à coup avec effroi que je n’avais jamais vraiment su marcher, ce qui s’appelle savoir, et que j’avais seulement simulé de savoir. Chaque fois que j’essayais de me mettre debout en essayant de penser à ce qu’il fallait faire pour marcher, je m’effondrais. On a fait venir un médecin qui a d’abord évoqué une paralysie des nerfs, puis m’a convaincu de simulation, mais pas pour la bonne raison. On a cru que je simulais ce jour-là d’être malade pour ne pas aller à l’école, alors que c’était de savoir marcher dont je faisais tous les autres jours semblant, et encore maintenant. Voici une tentative d’exprimer cela à l’infinitif :

       11. Douter de savoir marcher faute de savoir analyser comment marcher. Croire ne pas savoir que devoir faire pour marcher. Croire n’avoir fait jusqu’ici que semblant de savoir marcher. Se désespérer de devoir apprendre à marcher, etc.

       Et de même douter de savoir penser, de savoir vivre, etc.

CDP, chap. 1, § 1. Manquer de savoir, p. 11

Nous croyons ne pas savoir, parce que nous n’avons pas appris comme on nous a dit qu’il fallait apprendre. Ce que révèle la formulation infinitive et qu’on n’aurait peut-être pas vu sans elle, c’est que la question en cause peut apparaître comme un cas particulier d’une question plus générale, qui ne concerne pas seulement marcher, mais aussi penser, vivre, et qui relie au fond notre condition à celle des infinitifs compléments. Ce qui est pratique avec l’infinitif, c’est qu’on peut écrire de l’autobiographique apparemment en toute impunité, sans que cela se voit avec nos yeux ordinaires, sans que cela se pense dans les pensées habituelles, et surtout sans s’encombrer d’un je sur lequel on projette inévitablement toutes sortes de préjugés.

Que nous ayons un mode infinitif, voilà déjà, me semble-t-il, qui est révélateur de notre état profond. Mais que les infinitifs puissent être compléments ! S’ils sont subordonnés, soumis, contraints dans la phrase, n’imposent-ils pas à notre pensée quelque chose de cette subordination ? Il serait étonnant qu’il en soit autrement, étant donné la façon dont notre langage et notre pensée se mêlent. L’organisation de la phrase selon l’idée de subordination ne nous soumet-elle pas à une contrainte forte ? Mais cette idée elle-même, d’où nous est-elle venue ? Il a fallu à nos oncles une certaine ironie à un moment donné pour reconnaître dans la grammaire des catégories qui reflètent notre condition. Et il nous en faut une autre pour continuer à enseigner ces catégories grammaticales aux lycéens, de sorte qu’ils découvrent et apprennent avec la langue les contraintes que nous y avons incrustées.

4. Une contrainte contre d’autres

Vous me direz que c’est l’écriture infinitive qui est une contrainte et qu’elle fabrique de toutes pièces cette affaire de subordination par son statut même de contrainte.

Pour ma part, j’aurai plutôt tendance à penser que l’infinitif est une libération. Pensons à toutes les contraintes auxquelles les coutumes de langage nous soumettent souvent à notre insu, notamment l’usage des substantifs et les fonctions que l’habitude nous fait leur prêter :

L’IDP, chap. XII, § 1, p. 156

La contrainte formelle d’une écriture insubstantive correspond donc à l’espoir de dégager une possibilité de penser un peu libérée des contraintes ordinaires. Une contrainte contre d’autres. On pourrait aussi dire une précontrainte comme on dit de cette méthode de mise en œuvre du béton par une compression préalable afin d’en augmenter la résistance. Après tout, c’est la pensée, le langage, qui a commencé la bagarre. Voilà le constat :

1. Nous fabriquons de la littérature.

2. Il se peut qu’en cela nous suivions des règles.

3. Donc suivons des règles, libérons-nous, et commençons à faire de la littérature.

Ce choix, c’est le choix de la langue vivante, c’est l’idée que la façon dont nous pensons, notamment le langage que nous prenons, et plus généralement l’attitude et le ton que nous adoptons, déterminent quelque peu ce que nous pensons, sans que nous en ayons toujours conscience au moment où cela se fait.

Évidemment pour le comprendre, il faut avoir vécu le langage ordinaire comme une somme de contraintes. De même que, d’une manière générale, pour comprendre le projet oulipien d’« écrire sous la contrainte », il est nécessaire d’avoir senti à quel point les « normes du moment », comme le dit Jacques Roubaud, contraignent le champ littéraire, et, j’ajouterai, la pensée.

@ 60 …

@ 72 La liberté oulipienne s’obtient dans l’autonomie de la contrainte, qui ne lui est pas imposée de l’extérieur, de la coutume, de l’opinion littéraire.

Roubaud, L’Oulipo et les Lumières, p. 17 

5. Oulipien l’infinitif ?

Peut-on faire de l’écriture insubstantive un travail oulipien ?

— Elle répond à une règle à laquelle on choisit ou non de se soumettre.

— Il est apparemment facile d’expliciter cette règle : se libérer de ce qui entrave la pensée, ce qui revient, si l’on y réfléchit comme on vient de le faire, à s’abstenir des substantifs, de leurs substituts et de leurs attributs, pronoms, articles, adjectifs, adverbes. Et avec eux des relatives et de certains modes de complétives. En fait ce n’est pas si facile de savoir ce qu’est la contrainte. Cela demande beaucoup de recherches qui risquent bien de ne jamais être que des interprétations. Notez par exemple qu’ils sont bien commodes les substantifs de paraître définitifs. Au moins ils nous laissent penser d’eux ce que nous voulons. J’ai mis longtemps à le comprendre. Ils nous laissent les penser comme nous le voulons. Tandis que les verbes… c’est bien là qu’est la contrainte. S’agit-il à l’infinitif de faire taire le langage ? ou au contraire de trouver un moyen de lui faire dire ce qu’il cache ?

— La transcription à l’infinitif des questions philosophiques ordinaires donne une indiscutable unité au champ philosophique, ce qui est, après tout, une façon relativement sage d’aborder ce champ. Certains regretteront que la pacification unificatrice se fasse au prix d’un gommage réducteur de nos bonnes vieilles querelles de définition de concepts. Il faut savoir ce qu’on veut :

· Les philosophes me disent : vous avez perdu le concept qui faisait la grandeur de la philosophie.

· Les poètes me disent : vous avez perdu le nom qui faisait l’émerveillement de la poésie.

· Les scientifiques me disent : vous avez perdu l’objet qui faisait toute l’efficacité de la science.

· Les psychanalystes me disent : vous avez perdu le moi, le ça et le surmoi ; les catholiques me disent : vous avez perdu l’image de l’autre, le Je-Tu cher à Lévinas ; etc.

Je renvoie tranquillement l’un à l’autre : oui, j’ai jeté tout cela par-dessus bord, car cela sentait trop le construit sans le dire. Ce ne sont que des idées que vous vous étiez faîtes, des choses très fabriquées. Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est de voir au-delà de ces fabrications, en sachant que nous ne le ferons pas sans fabriquer autre chose. Même le geste de jeter par-dessus bord est une fabrication.

— La contrainte infinitive permet de composer des questions qu’on n’aurait même pas imaginées. Elle ouvre des potentialités qu’on n’aurait pas connues sans elle. La contrainte comme outil. Ceci dit sans optimisme excessif : car avait-on besoin de potentialités supplémentaires ? N’avions-nous pas déjà assez de questions sans en créer de nouvelles ?

6. Ou cartésien ?

La question justement est de savoir que faire de la liberté infinitive. Espérait-on, en se mettant sous la contrainte, prendre la mesure de l’ensemble du champ philosophique ? le réorganiser ? découvrir comment est fabriquée la philosophie ? En même temps, voulait-on traiter la pensée comme si on en était le maître ? Comme pour régir ? S’enfermer pour régir et se régir. Se libérer en s’enfermant. Nous aurions choisi une contrainte pour ne pas laisser notre vie se dissiper et pour ne pas laisser notre pensée se perdre ?

L’IDP, chap. I, § 4, p. 42

Nous n’avons peut-être plus l’espoir de mettre à jour une réalité de la pensée ou de se donner un pouvoir sur elle en lui reconnaissant un procédé de fabrication identifiable. Mais peut-être, en se donnant le pouvoir de fabriquer une réalité, avons-nous l’espoir de nous donner un pouvoir d’explication et de consolation. À défaut de découvrir comment est fabriquée la littérature philosophique, fabriquons-la. Comme si les questions paraissaient moins graves du moment qu’on se rend compte qu’on les a fabriquées. Voilà un mode de consolation qui paraît très cartésien :

L’IDP, chap. I, § 6, p. 45

À supposer que cela ait jamais été son but profond — celui qu’on cherche —, la contrainte d’écriture insubstantive ne nous donnerait jamais qu’une unité un peu factice, très fabriquée. On aurait voulu peut-être une autre unité, plus pure, plus naturelle, quelque chose de l’ordre du retrouvé ? Je crois qu’il n’y a rien à pleurer. Hélas, peut-être. Tant mieux, tout aussi bien. Serait-ce se rendre justice que de s’unifier soi-même et de faire de soi un produit de fabrication ? Et serait-ce rendre justice à la forme labyrinthique que nous donnons à notre pensée ?

On ne voudrait pas, après avoir fait tout le chemin jusqu’à l’infinitif, après avoir abandonné le sujet, après s’être débarrassé de l’objet, se justifier de cette tentative en y voyant la preuve de s’être comporté en sujet législateur de sa composition. On espère du moins que l’infinitif, étant donné l’état où il est, voudra bien nous aider à absenter ce sujet qu’on nous colle à la peau et qui nous est étranger.

7. Que faire donc de la liberté infinitive ?

Cela nous ramène à la question de savoir de quoi l’infinitif est le complément. S’il y a un espoir dans l’idée d’écrire sous la contrainte, c’est simplement celui d’échapper à certains filtres à travers lesquels on pense, à certaines habitudes de pensée. Parmi celles-ci en premier lieu l’habitude de vouloir unifier et s’unifier, subjectiver et objectiver.

Et peut-être, oui, paradoxalement, l’espoir d’être un peu plus conscient de ce qu’on fait. Cela peut paraître paradoxal, dans la mesure où l’on a trop souvent associé l’idée de conscience à l’idée de sujet conscient et d’objet de conscience. Si l’on renonce au sujet et à l’objet, ne renonce-t-on pas à toute idée de conscience ? À moins au contraire qu’on ne se mette en devoir de prendre conscience d’une manière qui en dit long sur nos façons de pensée ordinaires. La contrainte comme instrument de distanciation permet de voir nos pensées comme des préjugés :

L’IDP, chap. XIX, § 1, p. 228

L’IDP, chap. XIX, § 3, p. 229

Question : Faut-il suivre les règles qu’on s’est fixées ? Faut-il effacer les traces derrière soi ? Déjà cela n’est pas correct de parler de soi et ce qu’on fait. Mais surtout l’acceptation d’une œuvre littéraire ne réclame-t-elle pas qu’on y croie, ou du moins qu’on cesse de ne pas y croire ? Peut-on encore y croire si on écrit sous la contrainte et qu’on montre les règles, si tout est visible ? Une œuvre réussit-elle si elle ne réussit qu’à suivre les règles qu’elle s’est fixées, si elle remplit son contrat, si tout est dit d’avance ? Il faudrait que ça rate quelque part pour que ça dise quelque chose et qu’on y croie. D’une manière moins pessimiste, on dirait qu’il faut que l’œuvre dépasse son projet et son outil, de même que les Piéta de Michel-Ange dépassent son burin.

Mais faut-il s’inquiéter de susciter une croyance ? D’une part, on connaît bien le paradoxe : quand tout est visible, on ne voit plus rien et l’énigme n’en est que plus entière. C’est quand tous les procédés de fabrication sont visibles qu’on commence à croire, ce qui s’appelle croire. Tous les croyants le savent, et tous les fidèles, tous les partisans et tous les adeptes. Pour eux tout est visible, tout est clair. C’est pourquoi, disent-ils, ils croient.

Par ailleurs, il n’est pas sûr qu’au point où nous en sommes notre but soit tellement de croire. On voudrait maintenant enfin parvenir à ne pas croire, à incroire. Ne pas se laisser faire, ou bien se laisser faire mais ne pas être dupe… Sait-on vraiment quelles contraintes on a suivies ? N’y a-t-il pas tout un travail d’élucidation à faire, le plus important ?, même si l’on croit avoir suivi des règles bien précises ? Autrement dit ne confond-on pas deux niveaux, deux sortes de travaux, celui qu’on fait sous la contrainte, et celui qu’on fait pour réfléchir au premier, mais qui est aussi une œuvre, obéissant à d’autres contraintes…

On essaie des formes. Certaines nous font accéder à des pensées qu’on n’aurait pas eues sans elles. On choisit une contrainte au bout d’un chemin, parfois aussi, non pas au hasard, mais à la faveur d’une circonstance. Peu importe. Ce qui importe, c’est ensuite de la penser, la réfléchir, éventuellement de la classer. Est-ce cela le projet ? Comprendre, élucider un geste qu’on a fait ? Lui trouver des raisons ou lui en donner après coup, ce qui ne revient pas toujours au même. Décrire, et redécrire ?

En définitive une contrainte en écriture serait non seulement un outil, mais aussi un prétexte à réflexion. J’ai cru à un moment donné que l’infinitif, la contrainte, n’était qu’un prétexte, un sujet que je me donnais pour y réfléchir ensuite. L’infinitif n’est-il jamais que le complément de ce que j’ai déjà fait, toujours à refaire, à repenser ? Faire et ainsi se préparer à devoir compléter. Le piège de l’écriture. Surtout si ça rate : ça rate et en plus il faudrait recommencer. Seulement, c’est une autre tâche, d’autres raisons, d’autres enjeux, un autre ton.