Présentation de « Philosophie infinitive »

Librairie Michèle Ignazi, Paris 4e, 10 avril 2014

pour la parution des quatre livres regroupés sous le titre Philosophie infinitive, éditions de l’éclat, 2014

À aujourd’hui, à ce jour qu’il faut 
prendre, recevoir et imposer, 
un jour pour être, et un jour pour vivre. 
À ce jour où naître et où aimer. 

Ces livres sont l’aboutissement de plus de vingt années de recherche sur la langue infinitive et sur les perspectives qu’elle donne en philosophie. Je voudrais remercier très chaleureusement Michel Valensi, qui en est le fidèle éditeur, de m’avoir accompagné tout au long de ces recherches qui paraissaient au départ – et peut-être à jamais – très spéculatives, et d’y avoir cru jusqu’à leur donner la belle forme que vous découvrez aujourd’hui. Remercier aussi Michèle Ignazi qui nous accueille ce soir et qui ouvre depuis quinze ans l’espace aigu de sa librairie aux étapes successives de ces aventures.

Pour présenter cette Vita infinitiva II, j’ai envie de revenir avec vous, en quelques mots, sur l’idée même d’infinitif et de langue infinitive. Et peut-être pour cela, commencer par vous lire le premier paragraphe de l’avant-propos. Par la suite, j’alternerai mon « propos » de ce soir avec des passages issus des quatre ouvrages.

Langue infinitive

Comment se fait-il que nous nous posions des questions ? Notamment sur nos vies ou sur la vie, mais aussi sur notre être ou sur l’Être. Après tout, si c’est de réponses et d’assurances ou même de certitudes dont nous avons besoin pour trouver une certaine tranquillité, ou si nous rêvons de prendre appui sur des réalités, la grammaire a des mots qui peuvent nous aider. Nous pouvons considérer que les noms nous donnent les êtres, les personnes et les choses tels qu’ils sont. Qu’ils nous disent ce qui est, qui nous sommes et où nous allons. Mais ne le disent-ils pas trop, ou ne disent-ils pas autre chose, faute de laisser s’exprimer ce qui demande plus de retenue ? Y a-t-il quelqu’un ? Quelque chose ici ? Ou là-haut ? Et si cela arrive, comment s’en accommoder, qu’en faire, comment être, comment vivre ? On voudrait pouvoir y penser d’une manière qui ne nous installe pas tout de suite dans une solution arrêtée. Nous pouvons avoir envie d’aller sans que tout soit dit d’emblée. Un peu plus nus peut-être, un peu plus incertains et inachevés, un peu plus mobiles et un peu plus ouverts aussi.

Avant-propos

Le recours à l’infinitif obéit donc avant tout au souci de résister aux noms trop bavards, trop savants et trop pressés d’ordonner. L’une des difficultés en effet, aussitôt que nous nous mettons à penser à quelque chose, c’est notre tendance à nous satisfaire du peu que nous avons fait et des premiers mots qui nous viennent pour cela. Mais les premiers mots venus sont souvent convenus et le peu qu’on est heureux d’avoir arraché à l’informe est certes un appui pour continuer, mais il peut assez vite devenir un lit où l’on s’endort et une prison dont il est difficile de sortir ou même de voir les murs.

Risquer, en pensant, non de faire vaciller, mais de croire avoir trouvé, de croire savoir, d’imaginer n’avoir plus à s’interroger. Et, ayant trouvé comment penser, s’y tenir. Et ne plus dévier, ne jamais déroger. Tricoter comment se contenter désormais. Prétendre devoir en être félicité.[1]

Vous me direz, la langue est faite pour cela : pour dire « des choses » déterminées, et c’est en faire bon usage que de faire dire ces « choses » aux mots, mais le fait même que la langue soit si bien organisée nous donne aussi le sentiment – à tort ou à raison – qu’elle a quelque chose d’autre à dire ou que quelque chose d’autre a à se dire. Que les mots rêvent de dire autre chose ou autrement, qu’ils aspirent à cela, qu’ils l’ont en eux, que nous avons d’autres questions en nous.

Sembler affirmer, en ne voulant pourtant que se donner de quoi parler et penser. Vouloir questionner et étudier, seulement poser afin d’évaluer, mais ce faisant, avoir l’air de constater. Se piéger en semblant déjà répondre.

Questionner pour ébranler et douter, et s’étonner de n’arriver qu’à fonder. Parler de, et aussitôt réifier. Comment interroger sans constituer, et sans s’empêcher ainsi d’interroger ?

Croire ne pas savoir, devoir interroger. Mais comment s’interroger sans choisir comment, et sans déterminer d’emblée comment répondre ?[2]

C’est à cette aspiration que cherche à répondre l’infinitif : il s’agit d’ouvrir grand la fenêtre et de faire entrer le vent. Nous mettre dans la situation d’incertitude et d’indétermination que déploie l’infinitif, c’est au fond placer une confiance dans la langue. C’est se défier non pas d’elle, mais de ce qu’on lui fait dire, faire et porter. Et pour cela, il est nécessaire de bousculer un peu la pensée dans ses habitudes. La modifier pour l’encourager à s’alléger et à chercher d’autres solutions. La faire boiter un peu. Non seulement la retoucher, mais la former dans une langue nouvelle. En faire en quelque sorte une langue étrangère tout en restant à l’intérieur d’une langue familière. La rendre étrangère à elle-même. La pensée est cela probablement : une étrangeté à soi. Sinon, tout marche trop bien, ça coule de source, mais toujours selon les mêmes fleuves qui nous emportent et finalement nous limitent.

Dans le passage à l’infinitif, ce qui est en jeu, ce n’est donc pas seulement de se débarrasser de freins ou de limites que nous recevons de la grammaire et d’habitudes de pensée, mais de libérer des possibilités de penser inconnues.

Imaginer vivre sans avoir à porter et à manipuler… penser sans avoir à répéter ni à savoir et se conformer… passer sans désirer posséder. Et pouvoir enfin se projeter ! Enfin se lancer et traverser ! Se libérer et ne plus peser ! Rêver de jouir sans posséder ! S’affranchir de devoir détenir !

Se prendre à espérer pouvoir vivre sans nier, sans dévaloriser ; pouvoir penser sans annihiler ; pouvoir aboutir sans encombrer, sans céder à reconstituer ou à retrouver et s’arrêter ; pouvoir dire sans trop l’exhiber. N’espérer que savoir se parler.[3]

Il y a eu et il y aura beaucoup de noms et de concepts en philosophie, beaucoup de théories. Beaucoup de jargons taillés sur mesure aussi. Il s’agit ici de leur apporter un contrepoint, une nouvelle façon de faire la philosophie qui n’exclut pas les autres bien évidemment, et qui ne les remplace pas, [4] mais qui peut donner de l’air lorsque les chemins conceptuels à travers les noms deviennent trop encombrés et trop décalés de nos préoccupations. Ce qui est proposé, c’est une sorte de chemin de traverse, une manière d’être et d’aller différente, destinée non à balayer le reste, mais à l’éclairer autrement, et à ouvrir des perspectives nouvelles. Et peut-être révéler à la pensée quelque chose d’elle-même qu’elle ne connaissait pas. Donner la parole à ce qu’il y a d’infinitif dans notre condition et à ce qui en elle paraît, non pas peut-être infini, mais du moins indéfini ou non fini. Fragile aussi, à un tissu fragile. Ces livres ne sont pas de gros draps de lin râpeux, ni de l’étoffe soyeuse.

Pourquoi être plutôt que n’être rien ? Pourquoi être – là − plutôt que ne pas être ? Comment, tout en étant, pouvoir ne pas être ? Comment même pouvoir savoir ne pas être ? Et comment parvenir jamais à le dire ?[5]

N’étant peut-être rien encore. N’y ayant peut-être rien eu. N’y ayant jamais rien peut-être. N’y ayant jamais rien à être.[6]

Philosophie

Mettre les verbes en action dans des propositions infinitives philosophantes, sans le soutien des sujets et des objets, suppose de faire confiance à chacun pour penser. C’est solliciter une pensée en acte. Vous comprenez que dans Philosophie infinitive, vous n’aurez pas affaire à une philosophie qui dise ce qui est, ce qui doit être ou ce qu’il faut faire. Vous ne trouverez pas ici une philosophie qui ambitionne de mettre les foules en ordre et au pas, mais une façon de procéder qui s’adresse à chacun, qui instaure un rapport à soi nouveau, intime et privé. Bonne pour les soliloques. En renonçant aux noms, on renonce à exercer une domination et une volonté de puissance, mais on permet une philosophie pour être, pour croire, pour penser, et pour vivre. Ici, les verbes sont des instruments. Les pièces sont composées pour eux, de même que les musiciens écrivent des pièces pour flûte, pour harpe ou pour violon. A nous, interprètes, de jouer ces études pour verbes et conjonctions. Elles sont pour nous.

Commencer par croire devoir croire. Et oublier de désobéir. S’associer, s’entendre pour croire, et se préparer à se laisser désormais guider et gouverner. Éviter surtout de s’isoler. Épouser, en craignant de manquer. Prendre sans douter ni critiquer, en craignant sinon de s’isoler, de se perdre et de se condamner, et aussi de sembler ignorer.[7]

C’est donc une philosophie d’ouverture au possible, mais aussi à la contradiction. Il y a nécessité d’humour ici, voire d’ironie, c’est-à-dire d’entendre ou de penser autre chose que ce que l’on entend littéralement – qui n’est pas grand-chose. Autre chose aussi que ce qu’on lirait si l’on prenait l’infinitif pour un impératif. Mais les infinitifs ne sont pas des impératifs, catégoriques ou optionnels. Ce sont des infinitifs, des non-finis ou des indéfinis. Même s’ils peuvent faire les impératifs, ils ouvrent surtout une suspension, des possibilités, et donc avant tout un bouillonnement, un tumulte.

Non, ne pas se laisser interdire, ne jamais se laisser empêcher, ne pas accepter de s’amoindrir. Revendiquer de devoir pouvoir. Non pour se dépêcher d’exercer, non pour s’empresser de pratiquer, mais pour se ménager de pouvoir faire ou non et différer ou non.

Devoir pouvoir aimer et s’embraser, même sans pouvoir s’y livrer encore, et même sans s’y être préparé. Devoir pouvoir changer et transformer, sans y céder cependant aussitôt. Devoir pouvoir révolutionner, même sans vouloir jamais s’y lancer. Devoir pouvoir quitter et s’en aller, sans arriver pourtant à s’y résoudre. Devoir pouvoir penser, rêver, créer, même sans jamais s’y abandonner.[8]

Vous me direz alors, Pourquoi philosopher si ce n’est pas pour poser quelque chose ? Pourquoi la philosophie si ce n’est pas pour nous donner une image de nous et du monde qui nous aide ou pour construire un tableau encourageant de notre avenir ? Que cherchons-nous dans la philosophie que ne nous donne ni la science, ni la technique, ni tout le reste ? Juste à méditer, à nous recueillir, à nous creuser la cervelle et parfois à nous faire un peu peur ?

Vivant, incliner à penser et à changer. Pensant avoir à trouver comment vivre encore. Dépasser. Vouloir vivre ainsi et autrement. Trop aimer vivre pour se limiter longtemps. Devoir parfois se contraindre pour avancer, mais chercher aussitôt comment s’en libérer, comment vivre en ouvrant plutôt qu’en refermant.[9]

Il semble qu’à l’infinitif, nous soyons engagés à chercher avant tout une liberté, une possibilité de nous déplacer par rapport à nous-mêmes ou de nous dépasser, et non une consolation, une évasion ou une simple réassurance. Aller par verbes, c’est croire qu’on ne saura pas forcément ce que sont les choses, et qu’on ne va pas trouver une solution définitive à nos problèmes, que ce n’est d’ailleurs pas nécessairement ce que demandent nos problèmes. C’est croire que la philosophie relève plutôt d’une envie de recherche sur soi et sur le monde, qu’elle est un désir de questionnement, une opération indispensable de la pensée sur elle-même.

Dessiner, aimer. S’éveillant, philosopher. Vivre en pensant mais aussi pour pouvoir penser. Seulement, en faire peut-être toujours trop. Mais aimer abuser de penser et de vivre. Pourquoi s’interdire de s’exalter enfin ? Trop aimer penser pour accepter de cesser.

Parfois s’étonner de penser sans le devoir, de pouvoir ne pas penser et pourtant le faire. Voire le faire sans même s’en rendre compte. Parfois s’étonner plutôt de ne pas penser, de pouvoir penser et pourtant ne pas le faire, oubliant s’être promis de s’y consacrer, rechignant à s’y efforcer et à peiner, préférant se réserver de penser plus tard, ou faute de croire pouvoir y arriver, en idéalisant peut-être de penser.[10]

Mais cela va-t-il nous aider, comme une image ou une théorie, peuvent nous aider à vivre ? Peut-on faire confiance à une fluidité pour nous porter ? Devant la vaste indétermination qu’on peut reconnaître dans nos vies et que peuvent représenter toutes les combinaisons de verbes possible, face à notre liberté potentiellement absolue et aux contraintes éventuellement infinies qui s’exercent sur nous, faut-il baisser les bras, laisser faire les choses, laisser les verbes se combiner, laisser la vie filer ? Tout rangement de nos vies, tout ordonnancement d’un livre de philosophie, ne sont-ils pas contradictoires avec le principe même d’une recherche libre, non tenue de dire ce qui est et d’arrêter ce qui doit être ? Mais ne faut-il pas composer nos vies, faire une composition pourtant ? Ou du moins organiser un peu les choses, y mettre un peu de clarté ? A-t-on vraiment le choix ?

Architecture

Ce sont là des questions que j’avais dû laisser en suspend il y a vingt ans dans Croire devoir penser, livre que je ne renie aucunement, où la chambre avait été délibérément laissée en désordre, avec cependant une table d’orientation, dans le souci de ne pas se laisser piéger par un système. Mais ce ne sont pas des questions sans solutions. La difficulté est au fond de donner forme à l’informe sans bloquer le processus ouvert, c’est-à-dire de se placer au milieu du champ de possibles et de se donner le moyen d’y circuler. Il suffit pour cela qu’un rangement donné ne paraisse pas définitif. Ce que propose ce quatuor à verbes, c’est une façon d’aller, de se placer, tantôt de se distancier, de se voir faire et d’en rire, mais d’avancer quand même au milieu du flottant et de l’incertain. Proposer des chemins donc, donner une image oui, seulement pas une image arrêtée. Il faut laisser la forme que nous donnons à nos vies ou à nos livres dire d’elle-même qu’elle aurait pu être autre, qu’elle n’était qu’un possible. On peut parcourir ce poème dans l’ordre qu’on veut, sans forcément suivre celui que je lui ai donné.

Penser, moins pour exprimer que pour explorer. Détourner, non pour tenter à nouveau d’atteindre, après avoir tant essayé et échoué, mais en espérant se faire voir autrement. Voir, pour repérer, et aussi pour innover. Pervertir, pour se surprendre à préconcevoir. Falsifier, pour trouver comment préjuger, mais aussi comment essayer de dépasser. Cherchant moins à se poser qu’à se déplacer.[11]

Tout est donc dans la composition. Il fallait une architecture légère. Ce qui m’a permis d’avancer, c’est une forme en quatre livres, tous de même taille, tous la même chose. Il ne fallait pas une lourde bâtisse, un château ou une forteresse qui en impose aux arrivants, pas une tétralogie imprenable non plus, plutôt quatre cabanes,[12] quatre petits refuges, juste des abris où l’on s’arrête un instant et entre lesquels on puisse aller et venir. Ce qui ne veut pas dire qu’ils aient été composés n’importe comment et sans souci d’architecture et de forme.

Chaque livre est construit sur un plan de 6 x 9, 54 petites pièces, chacune d’une feuille recto-verso, avec, d’un livre à l’autre, des variations dans la composition des 54 pièces ensemble.

Le livre I, Penser à être, est en 3 parties de 2 x 9, avec dans chacune deux brins, pour le verbe être et pour le verbe dire, qui alternent et s’entrelacent neuf fois.[13]

Le livre II, Penser à croire, est fait de 6 parties de 9, pour les six verbes douter, croire, savoir, devoir, vouloir et pouvoir, qui se combinent deux à deux. On y trouve ainsi par exemple des compositions pour croire vouloir, pour savoir vouloir, pour vouloir vouloir…, mais aussi pour vouloir croire, croire pouvoir, pouvoir vouloir, etc.

Le livre III, Penser à penser, est en 5 parties, trois de 12 et deux de 9, pour penser, pour s’inquiéter, pour chercher, pour changer et pour libérer.

Le livre IV, Penser à vivre, est en 9 x 6 : 9 parties de 6, pour les neuf verbes finir, souffrir, aimer, s’isoler, folir, refuser, accepter, susciter et vivre. Et ainsi les verbes se combinent suivant les curieuses affinités qu’ils trouvent entre eux.

De CDP à CDV

De Croire devoir penser à cette « Comédie des verbes », l’approfondissement des questions a donc été rendu possible par des questions de composition « macro ». Mais aussi « micro », avec l’adoption d’une métrique serrée propre à chaque paragraphe, qui a permis à la fois de tenir une écriture précise et de rendre la lecture plus coulante en lui donnant un rythme régulier.[14]

L’approfondissement a porté notamment sur la question de l’être qui a hanté la philosophie occidentale depuis la Grèce antique. Cette question avait été évitée et contournée dans Croire devoir penser. Elle pouvait en effet paraître caduque et sans objet à l’infinitif. Les verbes laissés à nu, montés à cru, ne nous projettent-ils pas du côté du mouvement, du dessin, de l’action, plutôt que de l’état ?

Être sans le savoir, vivre sans le savoir. Ni savoir comment faire pour être et pour vivre. Et sans même penser. Ni même pressentir. Et pourtant, ne pas s’en contenter. Bouillonner !

Mais déjà, se demander si être. S’angoisser de n’avoir pas pu être. S’effrayer d’avoir pu ne pas être, d’avoir perdu ou d’avoir manqué, et aussi de n’avoir pas su vivre. Expérimenter de vouloir être. Craindre de ne jamais le pouvoir. [15]

Pourquoi exclure le verbe « être » de notre questionnement ? Après tout, lui aussi est peut-être du côté du mouvement, voire de l’action, et non seulement verbe d’état comme le dit la grammaire. Et cela n’a pas été suffisamment exploré. La question de l’être demande à être abordée à l’infinitif, comme elle l’a demandé à toutes les philosophies. La laisser de côté, ce n’était pas assez faire confiance aux verbes et à l’infinitif. On peut s’interroger sur ce qui est, sur ce que nous sommes ou ne sommes pas, sur le grand néant en nous, sans nécessairement mettre des noms sur tout cela. Et même nous interroger avec une vigueur, une fraicheur et une liberté à soi que ne permettent pas les noms. Bien des questions où nous voyions les êtres comme essentiels se posent sans qu’on ait besoin de les nommer, de les spécifier ou de les séparer.

Donc, Philosophie infinitive commence par les questions de l’être. Ou plutôt par des compositions sur le verbe être, alternées avec celles sur le verbe dire.

Ne pas envisager de vivre sans en être. Pourtant laisser être sans s’en préoccuper. Ou plutôt, se préoccuper de ne pas être. Se soucier moins d’être que de pouvoir être. Moins d’avoir été que d’avoir à être encore. Moins de dire que de faire signifier. Moins d’affirmer que de se donner à penser.[16]

De là, toutes les autres questions sont reprises, jusqu’aux questions de ce que nous devons être, de ce que nous avons à faire sur cette terre, dans cette vie, questions abordées dans le livre IV sous la forme de compositions pour le verbe vivre et ses alliés.

Craindre de vivre sans servir. Craindre de manquer, de se perdre. À quoi bon vivre sans servir ?

Pourtant ne signifier que trop et servir déjà beaucoup peut-être, sans même avoir à s’y appliquer, et d’ailleurs sans toujours le savoir. Pourquoi s’effrayer de déroger, au lieu d’admettre se soumettre et de chercher à savoir comment.[17]

D’un livre à l’autre, vous comprendrez que je crois à une pensée rétive qui ne se donne pas tout de suite, aux préjugés dont on n’a jamais tout à fait fini de se libérer, aux idées qu’on a d’abord confusément ou qu’on aperçoit de loin et dont on s’approche progressivement au fil des années, en acceptant, malgré les impatiences, de se confier au temps.

Mourir, sans arriver à s’achever. Ne rien terminer en finissant. Postuler avoir encore à aimer, encore à faire, à dire, à partager ; encore à accomplir et à inscrire ; encore à parfaire et à achever ; encore aussi à se déterminer ; n’ayant jamais procédé autrement, n’accomplissant jamais sans relancer, ne vivant jamais sans inachever, en en ayant toujours besoin peut-être.[18]

Générique

La langue n’est pas tout, mais si ça cloche avec la langue, comment cela pourrait-il aller ailleurs ?

Éventre quelques phrases et enfonce-toi avec les verbes dans la chair même de nos inquiétudes. Tu verras les questions qui se trament, tout ce que nous machinons avec trois fois rien, si nous avons besoin de plus, s’il y a de quoi rire, jouir ou souffrir.[19]

Des livres qui touchent à la question de l’être ne doivent rien cacher de ce dont ils sont faits, afin qu’on puisse voir si ce qui s’y questionne (l’être qui s’y cherche ?) est autre chose que ce qu’on aura posé en route ou même dès le départ, peut-être sans le voir.

Dans ceux-ci passent et repassent un peu plus de 1700 verbes et quelques poignées de conjonctions et de prépositions. Certains verbes reviennent plus souvent que d’autres. Si l’on considère les cinquante verbes à l’œuvre avec le plus d’insistance, on s’aperçoit qu’ils constituent à eux seuls les deux tiers des verbes, le quart des mots du texte, dont ils sont en quelque sorte la matière première. On peut se poser beaucoup de questions philosophiques avec quelques verbes seulement. Il suffit en pratique d’en piocher deux. Avec ce diptyque, se combine une petite proposition infinitive, un impromptu philosophique, que le destinataire a le loisir de continuer ou non, selon qu’il y voit un signe.

Accepter deux verbes que nous donne la chance, les combiner et puis penser ce qui se donne à penser : philosopher n’est peut-être pas autre chose.

Liste des 50 verbes les plus récurrents

Par ordre de fréquence :

pouvoirsouffrircraindre
êtresemblerobéir
pensermanquerchanger
avoirfinirdésirer
croirelibérerrefuser
faireagircontinuer
devoirnommerespérer
vouloirmouriroublier
savoiracceptertrouver
laisserchoisiraller
voirparlerexister
chercherperdrecommencer
vivreempêcherservir
douterdonnerconvaincre
diredéterminerjouir
aimerarriveréchapper
imaginercomprendre

[1] Livre III – Finir de penser

[2] Livre I – Dire – S’inquiéter de dire

[3] Livre I – Être – Pouvoir libérer

[4] Une variation en musique n’est pas destinée à effacer les autres. De même qu’une Annonciation en peinture n’a pas pour vocation de remplacer celles qui l’ont précédée.

[5] Livre I – Être – Pouvoir ne pas être

[6] Livre I – Être – S’inquiéter d’être

[7] Livre II – 2.1. Devoir croire

[8] Livre II – 6.7. Devoir pouvoir

[9] Livre III – Devoir libérer

[10] Livre III – Pouvoir penser

[11] Livre III – Se disposer à changer

[12] Quatre guérites pour surveiller quatre directions de notre espace ? Quatre fenêtres pour agrandir celui-ci ? Quatre roulottes pour le parcourir ?

[13] La 1ère partie, Se damner, est en alternance BA BA (pour dire, pour être, pour dire, pour être…). La 2e partie, Se sauver, est en BAAB. La 3e partie, S’alléger, est en AB AB.

[14] Les contraintes peuvent être libératrices, on le sait. Les paragraphes dont sont composés les chapitres des quatre livres suivent pour la plupart un rythme de neuf ou de douze syllabes, mais certaines strophes ont demandé d’autres mètres pour leurs vers, décasyllabes ou hendécasyllabes, octosyllabes ou heptasyllabes.

[15] Livre I Être – S’inquiéter d’être

[16] Livre IV – 9.9. Pouvoir vivre

[17] Livre IV – 9.4. Servir de vivre

[18] Livre IV – 1.1. Mourir sans se réaliser

[19] Livre I – Incipit