Présentation de « La Comédie des noms »

Librairie Le Comptoir des mots, Paris 20e, 22 novembre 2016

avec Éric Pesty

Ce soir, j’ai l’honneur de présenter un livre écrit tout en noms, un pied de nez à l’œuvre que j’ai écrite toute en verbes, pour lui échapper et la laisser échapper.

Complément sur le projet infinitif

Les noms : trompeurs : semblent dire, donnent une fausse assurance, paraissent dignes de confiance, égarent, là où il faut réfléchir à la pratique. On a l’air de savoir quand on a dit le nom. Et hypocrites : on se donne bonne conscience, et on tue le nécessaire souci.

Vivre et penser impliquent le doute, le questionnement permanent. Une démarche à reprendre en chaque circonstance et à chaque instant. Flou sur la forme que doit prendre, avec raison, une démarche.

Ce qui compte n’est pas de parler de, mais de faire, de mettre en œuvre. C’est le geste, l’action, l’attention, la pratique, la manière. Ce sont les questions posées par la mise en œuvre : pourquoi, comment ? C’est le verbe plutôt que le nom ou que la notion et le concept théoriques.

Amener les noms à leurs verbes. Promouvoir les noms en verbes, déplacer l’attention sur la mise à l’épreuve ou à l’essai, plutôt que sur des définitions théoriques. Se confier aux verbes à l’infinitif, tout nus, parce qu’ils nous projettent tout de suite dans la pratique et les questionnements à ce sujet, pourquoi, comment ?

Faire plutôt que parler de faire. Penser, vivre, plutôt que de parler de la pensée et de la vie. Penser, vivre, directement, comme une urgence, un impératif, mais juste un infinitif.

L’être, la pensée, la vie ne sont rien. Des étiquettes, des bannières. Confiance dans le nom (dans l’idée) pour servir de bannière, lancer la réflexion, porter la cause. Un rôle de représentation (pour le meilleur et le moins bon).

Ce sont être, penser, vivre, qui nous tiennent à cœur.

Dénonciation des usages

Pourtant, je n’ai rien contre les noms (ni les théories). Seulement contre les fonctions auxquelles on les a cantonnés. : désigner, nommer, référer, assurer, affirmer, dogmatiser (et là, je cite ces fonctions dans les termes verbaux qui nous engagent). En choisissant de les asservir d’ordinaire à ces verbes-là, plutôt qu’à d’autres, on les contraint. Je parle du langage ordinaire, pas de la poésie et de la philosophie qui donnent le meilleur de leurs forces à libérer les noms de ces maigres usages.

Il est donc question ici de reprendre autrement le travail toujours à reprendre de la poésie et de la philosophie, qui consiste à nous libérer de nos manies de langage – dans le langage.

L’entreprise des verbes ne vise pas une réduction ontologique radicale ou une suppression de l’Être, des choses et de leur langage, mais à porter sur eux un regard dégagé des routines de lecture ordinaires, autrement dit, à les remettre en mouvement et à leur conférer un relief nouveau.

Craindre de se replier et de s’enfermer sans s’en apercevoir, seulement en parlant. 

La Comédie des noms

L’infinitif pour se dégager, se libérer de la langue ordinaire.

Puis les noms pour ne pas se laisser enfermer par les verbes (et non pour tout essayer par désespoir). Penser sans noms et maintenant penser sans verbes. Se moquer de soi par principe.

Qui comprendra ? Pour voir échapper n’est pas renier, mais pouvoir prendre de la distance et revenir, pouvoir aimer de près et aimer autrement de loin. Se détacher pour mieux s’attacher et mieux aimer.

Le livre La Comédie des noms, écrit tout en noms, sans verbes, constitue une mise en abîme du projet infinitif, ou plutôt une mise en tension permettant aux verbes de se comprendre du dehors, par les noms, et réciproquement, dans un écart où les uns et les autres dialoguent, s’éclairent mutuellement et s’enrichissent ensemble, fût-ce dans leur absence.

Complément sur le cerveau

Et là, grâce aux noms, je comprends mieux ce que j’ai cherché à l’infinitif mais aussi du côté du cerveau.

Dans la tension entre deux langues, dans ce domino de langues qui se collent l’une contre l’autre, se séparent et s’assemblent, on arrive sur des thèmes qui me sont chers et sur des questions qui me font aussi comprendre soudain pourquoi je me suis tant intéressé au cerveau et aux rapports de la pensée à ses conditions matérielles cérébrales, parallèlement aux rapports qu’elle entretient à ses conditions grammaticales. C’est la même entreprise de libération qui se prolonge.

La langue neuroscientifique qui imprègne et noyaute notre langage ordinaire est un lieu possible pour nous, entre d’autres lieux et d’autres langues.

Les langues sont des sortes de lieux. L’important pour nous, c’est de nous donner des langues, nouvelles ou non, mais diverses, qui nous fassent penser autrement, sortir de notre ordinaire. La langue neuroscientifique en est une.

Ce qui compte, c’est de nous dédoubler dans ces langues diverses et par ces langues ; de nous donner des identités différentes multiples ; et de nous échapper d’une langue par l’autre. Échapper de nous-mêmes les uns par les autres, nous échapper de ce que nous avons de figé, des lieux identitaires et des différences où nous nous enfermons. Et cette échappée grâce aux autres et aux langues qu’ils nous offrent pour nous ouvrir à eux et à nous-mêmes.

Nous nous construisons sans cesse à partir de nos écarts aux autres, par confrontation à eux, en nous ouvrant à eux, en nous laissant nous ouvrir et nous modifier, en les laissant nous sortir de nous-mêmes, tout en gardant nos morceaux en regard les uns des autres.

La langue infinitive, la langue substantive et la langue neuroscientifique valent par les éclairages qu’elles se donnent les unes aux autres, les enrichissements qu’elles se donnent les unes aux autres et qu’elles nous donnent, et par l’échappée qu’elles nous donnent aussi, de l’une par l’autre.

Notre travail actif est de dire ce qui nous arrive, ce que nous pensons ou ce que nous voulons faire, pour prendre du recul, pour voir avec plus de netteté, de présence et d’engagement. Penser, dire et donc, si ce qui compte, c’est l’écart entre les langues, déchiffrer les langues, les transcrire les unes dans les autres, sans illusion ni volonté d’en annuler une par l’autre. Il reste toujours un écart actif entre elles.

Toutes les représentations sont bonnes à prendre, non parce qu’en les multipliant, nous augmenterions nos chances de tomber sur celle qui nous donnerait la vérité ; ni parce qu’en revêtant le plus de formes possibles, nous gagnerions en humanité et en universalité. Mais peut-être plus simplement parce que chacune est une chance de prendre de la distance vis-à-vis des autres ; et parce qu’en croisant des regards délibérément hétérogènes, sans tenter d’inutiles réconciliations, on ouvre à la pensée autant de garde-fou contre ses élaborations trop réductrices ou trop enchanteresses, et surtout autant de dimensions entre lesquelles elle peut s’actualiser, autant d’espaces où elle peut s’échapper, se déplacer, circuler et passer. 

Creuser la cervelle, PUF, 2012

Et parce que ces langues différentes sauront rouvrir notre identité et notre pensée, sauront nous faire sortir de nous-mêmes, nous morceler, remettre tous nos morceaux en mouvements, tous nos fragments en tension.

Pas tellement avec l’espoir de trouver une meilleure manière de procéder, mais plutôt pour que ce que nous cherchions réussisse à se libérer en échappant à la fois à une tentative et à l’autre. Pour voir les choses, les aider à échapper. Après tout, nous voulons les voir flotter, non pas les enfermer ni les étouffer.