Présentation de « Théorie des verbes »

Réponses à 3 questions de Hervé Laurent

revue L’Ours blanc, septembre 2021

Hervé Laurent — Aujourd’hui paraissent dans le numéro 32 de L’Ours Blanc les deux derniers volets d’une suite intitulée Théorie des verbes, dont les deux premiers sont parus simultanément chez contrat maint à l’automne 2012. Pourriez-vous revenir sur les intentions qui ont conduit à la constitution de cet ensemble et nous dire si vous le considérez désormais comme achevé ?

Emmanuel Fournier Ce serait revenir sur une histoire de vingt ans. Je résume en quatre temps.

I. Au départ, ce n’était ni un ensemble ni une intention, mais comme une attaque, en août 2000, en lisant le récit par Raymond Rallier du Baty de son voyage d’exploration aux îles Kerguelen. Ce qu’il disait se transposait tout naturellement à ma première expédition à l’infinitif, Croire devoir penser (menée avec très peu de moyens, trop sensible à la contradiction, préoccupée que les équipements ne condamnent pas l’aventure, qu’ils ne l’enchaînent pas à des créanciers trop prévenants et ne barrent pas les mers inconnues). Il répondait bien mieux que je n’avais pu le faire – ou du moins autrement et en mots très simples – aux questions qui me travaillaient depuis et qui m’étaient posées avec insistance : comment en arrive-t-on là, à l’infinitif, “si bas” (dans l’embarras), si loin (dans l’engagement demandé) ?

Action ! : la transposition se fit facilement en effet, en changeant juste quelques mots du texte original, non sans un sentiment mêlé, d’évidence joyeuse et de transgression coupable (interdit ! pas convenable ! pas éthique !).

Résultat : un demi-texte (Rallier.inf), un essai “pas sortable” (à laisser/cacher dans les cartons), doublement impubliable : pas éthique, et déjà fait (il n’était pas le premier : j’avais déjà été l’objet d’une attaque semblable de la part de L’homme qui rit de Victor Hugo, quatre ans auparavant. Je m’en étais sorti par une transposition, L’hugolienne, qui était venue compléter in extremis les essais et coups de sonde en tous sens de L’infinitif des pensées[1]).

II. La pulsion s’est reproduite. Il a fallu doubler ce demi-texte, ou plutôt il s’est doublé (pour ne pas rester seul, pour se mettre en perspective, pour vérifier le principe de transposition dans un autre contexte…), sous la pression de L’innommable de Samuel Beckett. “Ça” se transposait aussi (en Beckett.inf) ! Dans le même sentiment d’indigne évidence et de délicieuse vergogne. Puis ça se redoubla encore durant l’année suivante – ça se reproduisit – avec Le nouvel esprit scientifique de Gaston Bachelard et avec Pour l’honneur de l’esprit humain de Jean Dieudonné (Bachelard.inf et Dieudonné.inf). Comme si tout n’avait pas été dit. Ou comme si « le coup avait manqué » et que tout restait à dire. Comme si cela n’allait pas encore une fois manquer et que l’infinitif n’allait pas – par principe – échapper, on y reviendra si vous voulez. Mais pour l’instant, cela faisait quatre demi-textes « préparés ». Quatre qui faisaient quoi ? Une série, une suite, une manie ? Ennuyeux, non ?

Un jour, deux se sont rapprochés, Aventures aux Kerguelen et Le nouvel esprit scientifique. Un diptyque ? Ou bien non, pas encore un diptyque, plutôt un objet en lui-même, à deux voix, un domino. Mais alors, ne fallait-il pas qu’ils aient une unité ? Si les deux demi-textes parlaient de la même chose et faisaient la même chose, ils pouvaient convoler. Ne faire qu’un ?

Action de nouveau ! : impression papier, découpage aux ciseaux, déplacement et accouplement des morceaux, montage/tissage de texte (premier produit de mon nouvel atelier), collage ! Résultat : un tout, fait de deux demies emmêlées, quoique définitivement dissociées/sexuées. Irrémédiable double que nous sommes, coupés en deux au moins (comme si nous n’étions faits que de morceaux qui ne nous appartiennent pas). Ce sont Les verbes de la désolation (VDD, Rallier-Bachelard), d’abord publié en 2003 dans la revue Issue, à la demande d’Éric Pesty[2]. Point final de cet acte qui avait fait transgresser des textes de leurs domaines originels vers un domaine nouveau, un terrain neutre (l’infinitif), où ils se rencontraient et où ils découvraient qu’ils avaient bien plus à dire, eux, qu’ils n’avaient dit, en même temps qu’ils nous interrogeaient, nous, sur notre unité et notre authenticité.

III. Il restait alors deux demi-textes préparés, Beckett.inf et Dieudonné.inf. Quoi encore ? Un nouvel objet qui relativisait l’autre ? – lui contestait une façon unique de dire ? Un nouveau domino qui contrariait/libérait le premier de sa complétude ?

Rien n’a pressé pour achever Les verbes de la consolation (VDC, Beckett-Dieudonné), trois ans plus tard en 2006. Cela fit passer de un, à deux diptyques ou pièces de dominos. L’idée venait facilement de les accoler – et pas seulement Dieudonné à Bachelard – pour jouer.

En 2012, les éditions contrat maint acceptèrent de publier les deux livres (VDD-VDC) en diptyque (diptyque de doubles : ce n’était pas la première fois qu’elles m’accueillaient en domino). Le format d’édition (en “cordel” : une feuille de papier pliée en quatre, soit recto-verso huit pagettes) allait bien aux textes composés : il suffisait de suivre une ligne de suture/collage des montages pour découper chacun des textes en huit bouts de cordel. Ça entrait juste, presque du sur mesure. Deux feuilles de papier, deux volumes contrat maint, deux pantalons[3]. Histoire achevée de cette transgression, en deux doubles (quatre points de vue/variations/morceaux).

IV. Pourtant ça n’allait pas. Il y avait l’Enfer (la désolation), le Purgatoire (la consolation). Manquait le paradis. Ne valait-il pas mieux cependant le laisser imaginaire, lui, pour ne rien abîmer ? Mais Dante : « Pas de raison ». De nouveau, six ans passèrent. Le troisième appariement de deux demi-textes se fit en 2018 : le Paradis, Les verbes de la jubilation (VDJ), Nietzsche-Barthes, Le gai savoir et Roland Barthes par lui-même, les papas, au même format exactement que les deux premiers volumes. Troisième feuille de papier. Fin de partie. Seulement, la logique diptyque-domino n’appelait-elle pas un quatrième texte jumelé ? Quid au-delà du paradis ?

L’espace domino était à la fois assez incitatif et assez souple pour susciter la question mais aussi pour lui ouvrir des solutions : après tout, il comptait l’œuvre vide (le zéro, l’absence de signe) comme chance à part entière, ayant autant droit de présence/existence que les autres numéros. Après le paradis, l’une des possibilités d’au-delà de l’au-delà serait page blanche.

Les éditions contrat maint accepteraient-elles de publier, en miroir des Verbes de la jubilation, un livre blanc, une feuille blanche pliée en quatre, Les verbes de (sans détermination de quoi, VD-) ? Hélas, elles cessèrent leurs émissions à cette époque-là, le projet proposé n’y put rien. Le cordel vierge resterait imaginaire, ou plutôt, ordinaire : sous nos yeux, la page blanche (sans qu’il soit nécessaire de l’imprimer et de la marquer davantage). On en resterait à trois livres “achevés”, plus un quatrième laissé à l’imaginaire/ordinaire, écrit/achevé en creux/en négatif.

C’était sans compter Notre-Dame qui brûla en 2019 ! Refus du négatif, relecture de Victor Hugo (retour), nouvelle attaque de transposition (Hugo.inf), qui fit relire Léonard et les philosophes de Paul Valéry (en Valéry.inf). La force expansive/multiplicatrice du domino l’emporta sur la fascination de l’ordre dantesque. Voici Les verbes de la libération (VDL, Hugo-Valéry), quatrième mouvement, en postface des trois premiers, supplément, hors-jeu, de forme un peu différente (quatre parties semi-longues, au lieu des huit petites) et avec davantage de préparation/récriture/dérapage non convenable de la partie Hugo. Après désoler, consoler et jubiler, une (petite) taille au-dessus pour libérer, l’Après-Paradis, la page blanche écrite en appendice. Et la Comédie, dépassée/manquée. Et L’Ours blanc, oui, qui dit oui. L’intention et le format collaient. Nouveau diptyque, fait de deux textes (VDJ-VDL)[4]. En tout, deux fois deux, quatre textes doubles. Huit morceaux/variations. Une bande/théorie. Fin du quatrième acte.

Montage des Verbes de la désolation, collage Rallier du Baty-Bachelard, 2003

H. L. —  Chacun des quatre textes de la Théorie des verbes est un collage effectué à partir de morceaux «préparés» — comme sont «préparés», afin de produire des sons pour lesquels ils n’ont pas été conçus, les pianos de John Cage. Ces morceaux sont chaque fois prélevés dans deux ouvrages que ne semblent rapprocher ni le contenu ni la chronologie ni le style ni même l’identité générique. Comment procédez-vous à la sélection de ces paires ?

Les morceaux choisis sont tous des morceaux qui disent – plus posément que je ne m’autoriserais à le faire (craignant de contredire en disant) – ce qu’est le travail de la philosophie (ce qui se fait, ce qui se cherche ? ce que je fais ? ce que je cherche ?), bien qu’ils ne le disent pas particulièrement ou pas nécessairement pour la philosophie, mais pour leurs domaines de pensée respectifs. Comme quoi, la philosophie (qui est partout chez elle…) n’a pas de mal à se mettre dans la peau des physiciens, des mathématiciens, des écrivains ou des explorateurs, et à épouser leurs préoccupations.

Du moins peut-on y réfléchir ainsi en mettant le mot philosophie à la place de telle ou telle mention de domaine d’exploration. Ça marche, ça se transpose, comme si la philosophie, dans sa plus grande généralité, n’avait pas tant besoin de champ propre ou de caractères distinctifs que de passer à l’acte. De même, le mot infinitif, qui incite à l’action, à la pratique et à l’engagement (faute de dire et de déterminer), peut-il se couler aisément à la place de philosophie ou de toute mention d’activité. Ce serait ça, philosopher : une pratique avant tout, avec tous les domaines à portée de verbe, et tous les verbes à disposition, à mettre en œuvre.

On pourrait dire que les mots philosophie, infinitif, fonctionnent comme des jokers, des cartes spéciales qui prennent la valeur de n’importe quelle autre carte du jeu, « au gré du joueur qui les détient », cartes blanches pour tout problème personnel. Voici par exemple deux phrases de Bachelard qui avaient été préparées, si je me souviens bien, en substituant philosophique à physique ou infinitif à mathématique (et qui ont été finalement abandonnées au montage des Verbes de la désolation) : « D’une manière plus générale, n’y a-t-il pas un certain intérêt à porter le problème métaphysique essentiel de la réalité du monde extérieur sur le domaine même de la réalisation philosophique ? Le travail de philosophe est de créer ces conditions de jeu et de synthèse. » « L’outil infinitif est un merveilleux opérateur de généralité. À le manier, l’esprit acquiert des capacités nouvelles de généralisation. »

Généraliser en transposant (ou en infinitisant), non pour s’enfermer dans des idées ou des structures de pensée abstraites, mais pour aller à la rencontre de “la réalité”, en sachant que nous n’éviterons pas de réaliser quelque peu, de former notre réalité pour une part, du fait même que nous cherchons à la décrire, l’expliquer ou l’interpréter. Eh bien, interprétons, lisons, faisons ! Et regardons ce qui se fait, ce qui se dit. Si nous poursuivons l’idée que philosopher ait à voir avec explorer la réalité et avec chercher la vérité, équipons-nous donc, préparons-nous, notamment à réaliser et à “vériser”, à avérer, pas seulement à vérifier !

Mais nos phrases, nos langues (littéraires, philosophiques, artistiques, scientifiques) ne sont-elles pas toujours “trop” préparées déjà (de sorte à dire d’avance ce qui est et ce qui doit être) ? Des structures déjà employées dans lesquelles nous changeons des mots ou que nous articulons différemment, quand nous ne faisons pas que les répéter ? Les noms bloquent, en disent trop et finalement, et d’emblée, empêchent de dire, d’aller, mains nues (utopie), à la rencontre. Eh bien, enlevons-les carrément (la langue infinitive, trop “iconoclaste” pour paraître dangereuse…) ou bien substituons-les, jouons avec (un “échangisme” trop transgressif, eu égard aux assurances dont les noms sont garants, tout de même !).

Remplacer, déplacer/décaler, puisque les mots sont déjà là, déjà usés, marqués par l’âge, leur longue vie et toutes les besognes qu’on leur a demandé de porter. Transgresser les normes, les lois et les nécessités, si c’est possible. Et si ce n’est pas possible, jouer avec les usages, pour partir en exploration. D’une manière ou d’une autre, l’estompage du sujet (du nom, de “nous”) ouvre (paradoxalement ?) à l’action et à l’insoumission (au verbe). À nous donc (allégés/abstraits, mais d’autant plus engagés/présents) de préparer nos langues (toutes autant qu’elles sont), de les composer et de les interpréter si nous ne voulons pas qu’elles parlent à notre place et qu’elles disent des lieux communs. A fortiori si nous voulons qu’elles partent à la rencontre du “monde”, de la réalité ou de l’inconnu, et qu’elles ne les occultent pas sous leurs pas. Comme si nos langues étaient des instruments qu’il nous reviendrait de jouer, notamment aux modes impersonnels (qui attendent tout de nous), mais aussi aux modes personnels (à condition de les trafiquer un peu pour qu’ils nous investissent).

Et donc, distordre dans la transposition, forcément, voire faire dire à nos langues ce qu’elles ne voulaient pas dire. Montrer qu’elles pouvaient dire – ou disaient déjà – autre chose ou deux choses en même temps (« jouissance de l’amphibologie » : entendre en même temps le texte original et sa transposition). Et à travers elles, des domaines distincts qui se parlent. Les mathématiques qui parviennent à parler du monde de façon ô combien pertinente (comme si…), et la science, à parler d’art ! Les transferts d’intuitions sont des transferts de possibilités, qui ne forcent cependant à aucune identification/homogénéisation/réduction.

Quand Christo emballe le Pont-Neuf, il s’approprie/usurpe le pont, il en fait une œuvre nouvelle, mais en même temps il montre la réalité de ce pont en la cachant. Donnant-donnant. C’est ce que font le langage poétique, mais aussi les langages scientifiques ou philosophiques et même notre langage ordinaire. Déballer le langage (en allant à l’infinitif, en l’infinitisant) ou l’emballer autrement (en le préparant, en substituant ses traits caractéristiques) montre encore la réalité… toujours prête à se réinventer et à justifier de bavarder. En préparant son piano, John Cage fait entendre des sons inusuels, mais fait entendre aussi, en écho, les sons que le piano non préparé voulait susciter, qu’il cherchait et cachait en les émettant.

Chaque paire de Théorie des verbes est faite de morceaux d’un texte qui parle, avec passion et sincérité, d’exploration, de découverte, de création (des récits de voyage : Aventures aux Kerguelen, L’innommable, Le gai savoir, Notre-Dame de Paris) et par ailleurs d’un texte qui prend du recul sur ce que serait explorer, pour parler d’esprit, de transposition ou d’abstraction (des réflexions ? ou des récits de voyages vers d’autres confins de la pensée : Le nouvel esprit scientifique, Pour l’honneur de l’esprit humain, Roland Barthes par Roland Barthes, Léonard et les philosophes). Comme si les idées allaient de l’un à l’autre (l’invivable, l’innommable, l’immoral, l’inaltérable), ou comme s’ils parlaient de la même chose, chacun dans son idée et son domaine (le monde, la science, la philosophie, l’art). Et comme si parler d’explorer était encore explorer, et à l’inverse, comme si explorer était déjà parler d’explorer.

Comment les paires se constituent/les figures s’apparient ? Je n’en sais rien. Je les laisse faire. Ce sont elles qui se choisissent. Le hasard des rencontres ? Mais « pas de hasard », dit-on (même pour qui est ouvert à tout vent), et pas de partenaires tout à fait interchangeables (même préparées). Parfois le coup de foudre. Parfois, lentement deux qui se séduisent. Petit à petit. Une attention qui s’éveille de l’une à l’autre et de l’autre à l’une. Une sensibilité se développe, s’exacerbe, s’affine en grand désir.

H. L. — On retrouve dans les quatre mouvements de la Théorie de verbes une réflexion sur l’usage exclusif que vous faites de l’infinitif et des modes participes. Cette réflexion vous l’avez poursuivie dans d’autres ouvrages comme L’infinitif des pensées (Éditions de l’Éclat, 2000) mais, avec Théorie des verbes, elle paraît comme amenée depuis l’extérieur puisqu’elle puise son argumentaire dans les textes d’autres auteurs que vous. Pourriez-vous, pour terminer, revenir sur ce choix de l’extériorité qui est aussi une forme de contrainte, laquelle n’est pas sans rappeler la contrainte grammaticale de la conjugaison dépersonnalisée ?

En somme, vous me demandez de continuer la théorie, ou plutôt de la faire enfin, et même de faire la théorie de la théorie, de dire le pourquoi de substituer/transposer/coller pour parler d’infinitiser. Voilà qui ne manquerait pas de piquant, moi que toute théorie met en alerte rouge, par crainte de voir les choses s’enfermer dans un dogme. Ce qui me retient en dernière instance n’est pas qu’il se peigne des théories – au contraire –, ni même que certaines fanfaronnent et prétendent supplanter toutes les autres – laissons-les prétendre –, mais l’idée de s’y soumettre, de se laisser durablement aveugler et enfermer.

Au début, il a fallu chercher comment questionner et comment parler du monde sans se faire piéger (sans que tout soit dit d’avance ou définitivement, comme s’il n’y avait jamais qu’à logico-déduire), et notamment sans questionner et parler comme de haut ou du dehors. Trouver comment pouvoir y être, dedans, en acte (Croire devoir penser, ou Penser à être/à croire/à penser/à vivre).

Ensuite et en même temps, il a fallu chercher comment dire (comprendre, m’expliquer) ce qui s’était fait (joué, détruit, composé), peut-être malgré moi, dans le geste d’aller tout en verbes à l’infinitif et de faire comme si philosopher pouvait n’être que ça, pouvait être ça. Et chercher comment le dire sans enfermer ni s’enfermer, sans se faire piéger là non plus. Autrement dit, comment faire une théorie de l’infinitif sans trop théoriser. Pour cela, trouver d’autres ruses, d’autres façons d’être dedans, d’y être. Sautiller en tous sens, en ne laissant jamais la pensée immobile, multiplier les théories et les remarques en faisant en sorte que chacune se présente comme un style, un mode de représentation, un dessin (possibilité acceptable et même stimulante), qui n’efface pas les autres (L’infinitif des pensées).

Ou alors, autre essai, transposer des théories déjà faites (Théorie des verbes). Après tout, des théories, des peintures, il n’en manque pas, et sur tous les sujets. Je pourrais prétendre en inventer (pourquoi pas ? Vous ne m’en croiriez pas capable ?), mais il est loin d’être sûr que je puisse faire mieux que ceux qui m’ont précédé, qui ont donné à leurs théories le meilleur d’eux-mêmes, qui ont su les exposer en mots très simples et justes, surmonter les craintes de s’y enfermer, dépasser leur sensibilité aux contradictions, voire, pour certains, se satisfaire d’avoir trouvé comment penser et se reposer désormais. J’applaudis sincèrement et je m’incline. Non, assurément, je ne pourrais pas faire aussi bien. Et à quoi bon paraphraser ? Mieux vaut laisser dire ceux qui ont su dire. Les faire redire, remettre en circulation leurs théories (quoique autrement). Un peu d’économie ! Recycler (penser y gagnerait) ! Puisque les mots ont déjà bâti, puisqu’ils parlent et qu’ils veulent encore parler, eh bien, laissons-les faire, et même donnons-leur un petit coup de pouce. Libérons-les ! Peut-être diront-ils même plus qu’ils ne veulent et ne croient ! Jubilatoire ! Libérateur ! Il n’y a pas grand-chose à faire, juste substituer quelques mots, pour trouver enfin – pour lire enfin – ce que nous avions toujours cherché à dire.

De là, il ne serait pas difficile d’échafauder une théorie des verbes et de l’infinitif : au bout des transpositions et de l’abstraction (au-delà des noms remplacés jusqu’à se retrancher), n’est-ce pas l’infinitif qu’on aperçoit ? Tentante idée : voir dans nos pensées un jeu de verbes à composer, susceptibles de se transporter dans différents domaines, et ce faisant, non pas annihiler ces domaines et leurs objets, mais leur demander d’en rabattre un peu – de se relativiser aux verbes qui les portent – et de se prêter aux intuitions qui les traversent. Lire dans nos pensées, non pas une structure verbale abstraite, désincarnée, sans chair et sans sol, mais une envie d’application pratique, d’engagement concret vers un réel inconnu, innommé, innommable.

Avantage de procéder par transposition pour théoriser : je pourrais réfléchir aux verbes et à l’infinitif, d’autant plus librement que ce ne serait pas moi qui en aurais fait la théorie : celle-ci n’aurait que plus de valeur d’être formulée par quelqu’un d’extérieur (fût-il trahi/pillé/usurpé), et qui plus est, par plusieurs qui la conforteraient en la soutenant de leurs différents points de vue, pris à témoin. N’est-ce pas ainsi que nous donnons corps à la réalité ? Comme si ce qui était se fortifiait d’être dit de plusieurs manières ! En même temps, l’extériorité me permettrait de prendre mes distances. Garder la posture de théorisation (que de moi-même je ne prendrais pas sans pincettes) pour la déjouer. Sembler se défausser, faire parler, piller, et pourtant parler.

Seulement, quoi qu’il se dise et qui que ce soit qui dise, ce ne serait qu’une manière de voir, vous n’iriez pas en faire un dogme ou une loi, et moi, pas plus que vous ! D’autant que l’infinitif échapperait. C’est son rôle. Joker, carte de passage entre plusieurs mers, permettant de prendre du recul (mais de jouer quand même !) et de “voir ça de loin”. On raconte que Yves-Joseph de Kerguelen, dont on a donné le nom aux îles de la désolation qu’il a découvertes, n’a pas voulu y débarquer – pas eu envie de poser le pied dessus – en les apercevant de son navire. Qu’elles restent vierges, ouvertes, impensées, impratiquées. Ou plutôt parce que ce n’est pas ce qui se cherchait. Pour autant, il a fallu y revenir et y reconnaître un prétexte pour relancer ce qui se cherchait. C’est aussi pourquoi l’infinitif échappe. La multiplication des transpositions à son sujet souligne plus la fragilité ou l’inconsistance de ce qui s’échafaude à leur intersection qu’elle ne le constitue et ne le solidifie. Il faut recomposer, en sachant qu’un nouvel essai ne comblera pas le désir.

Tout se passe comme si le pourquoi de l’infinitif disparaissait au fil des redoublements et que la question se déplaçait. Comme si l’infinitif, sous son air d’objet de manie, jouait le rôle de motif, de montagne Sainte-Victoire qu’il s’agirait de peindre. « Comment parler du monde, de nous, comment appréhender les choses sans les contredire ou les nier ? Pourquoi parler de ce que l’on cherche et comment en parler sans le réduire et l’enfermer ? » seraient certes des questions qui mériteraient d’être abordées sérieusement, mais le vrai sujet serait de faire un discours de libération effective. Comment parler de se libérer sans forcer, sans enfermer et se trouver en contradiction avec libérer ? Comment faire que le discours fasse cela – libérer – dans son procès même : que la pensée se libère, qu’elle se demande qui a fait quoi, et aussi ce qui se fait, ce qu’elle est en train de faire. C’est vrai, à la fin, qui dit quoi ? Relisez les textes, vous verrez bien.

Je peux seulement donner mes références. Les phrases ayant accepté de se transposer appartiennent toutes (ou presque) aux auteurs cités en tête des textes. Quant aux mots que j’ai greffés dans leurs phrases (philosophie, infinitif…), il est clair qu’ils ne m’appartiennent pas non plus, qu’ils sont à tout le monde et que chacun peut les coller où bon lui semble. Il en résulte que je suis bien tempéré/allégé/effacé par le procédé (tant mieux, et condition de celui-ci). Décontextualisés les textes, dépersonnalisés eux, désubstantifiés, mais moi combien davantage !


[1] Projet de postface selon L’homme qui rit de Victor Hugo. In L’infinitif des pensées. Éditions de l’Éclat, 1999, p. 131-133.

[2] Les verbes de la désolation. Revue Issue, 2003, n°3, p. 84-85.

[3] Les verbes de la désolation (2e éd.) & Les verbes de la consolation. Éditions contrat maint, 2012.

[4] Les verbes de la jubilation & Les verbes de la libération. Éditions Héros-Limite, L’Ours blanc n°32, 2021.